Les hommes des troupes de la marine en Nouvelle-France (1683-1763)
Introduction
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Les premiers soldats des troupes de la marine arrivèrent en Nouvelle-France en 1683 afin de contrer les attaques iroquoises, qui avaient repris de plus belle, vingt ans après la pacification effectuée par le régiment de Carignan- Salières. Ces soldats, qui ont été rapidement considérés comme les troupes de la colonie, ont fait l’objet de plusieurs études. En 1949, Gérard Malchelosse est le premier à publier un article sur les « milice et troupes de la marine en Nouvelle-France »1. Trente ans plus tard, Gilles Proulx s’intéresse aux mêmes soldats cantonnés à Québec entre 1748 et 17592. Au début des années 1990, André Sévigny publie à son tour trois articles sur les militaires français présents en Amérique3. Enfin, en 2006, j’ai publié un ouvrage sur les relations de ces soldats avec les Amérindiens tant en Louisiane que dans les Pays d’en Haut, c’est-à-dire la région des Grands Lacs4.
Fondation, organisation et composition des troupes
Les troupes de la marine, un corps fondé par Richelieu en 1622 sous la dénomination de « compagnies ordinaires de la mer », étaient à l’origine destinées à former les garnisons des vaisseaux du roi. Ce n’est qu’en 1674 que Colbert décide d’en faire des troupes coloniales permanentes et de leur donner le nom de « troupes de la marine ». Elles prennent celui de « compagnies franches de la marine » en 1690 et constituent jusqu’en 1755, date de l’arrivée de plusieurs régiments de l’armée de terre au Canada, la seule armée coloniale régulière5.
Au lieu de former des régiments et des bataillons comme c’est le cas dans l’armée de terre, les troupes de marine sont organisées en compagnies franches dépendant directement du ministère de la Marine. Sur place, elles sont aux ordres du gouverneur général, qui est en charge des affaires militaires de la colonie. Chaque compagnie, composée de cinquante hommes6, est placée sous la responsabilité d’un capitaine qui lui donne son nom, d’un lieutenant et de deux enseignes. Sous leurs ordres se trouvent deux sergents, trois caporaux, deux tambours et trente-neuf soldats. Il y a également deux cadets, issus de la noblesse, qui apprennent le métier des armes tout en recevant une paie de soldats, c’est-à-dire 9 livres par mois. Les capitaines quant à eux touchent 90 livres tandis que les lieutenants n’en reçoivent que 60, les enseignes en pied 40, les enseignes en second 30, les sergents 20 et les caporaux 147. À la différence des capitaines de régiments dans l’armée de terre, les officiers n’ont pas à acheter leurs commissions et leurs promotions sont basées sur le mérite, d’après le rapport que fait chaque année le gouverneur au ministre.
Quelques chiffres sur les troupes
Entre 1683 à 1688, le roi fait passer trente-cinq compagnies en Canada. Mais comme la mortalité et le licenciement des soldats qui se marient et se font habitants diminuent considérablement les effectifs, Seignelay décide de réduire le nombre de compagnies à vingt-huit le 24 mai 16898. Il restera pratiquement inchangé jusqu’au début de la guerre de Sept Ans. Versailles renvoie alors des renforts en fixant le nombre de compagnies à quarante. À la fin du régime français, 2 600 soldats des troupes de marine sont présents au Canada9. Ces effectifs sont relativement importants par rapport au nombre total d’habitants puisqu’en 1688 par exemple, le Canada abrite 1 418 soldats pour une population de 10 300 personnes10.
Les officiers par rapport aux soldats
Une des caractéristiques des troupes présentes au Canada est la forte proportion d’officiers qu’on y compte par rapport au nombre de soldats. En effet, dès 1685, le roi autorise le recrutement d’officiers surnuméraires, désignés sous les noms de capitaines réformés, lieutenants réformés, etc. Ils sont particulièrement utiles car les différentes expéditions militaires sont effectuées par de petits partis composés de dix, quinze ou trente soldats11.
Les origines des officiers et des soldats
Dans un premier temps, les officiers présents au Canada viennent tous de France. Mais dès 1685, des « gentilshommes » canadiens obtiennent des places dans les troupes de marine. Les deux premiers, les fils La Durantaye et Bécancourt, s’embarquent pour Rochefort où ils reçoivent une formation de gardes de la marine. Rapidement, le corps des officiers des troupes de la marine se « canadianise ». Au début du XVIIIe siècle, environ le tiers des officiers est né au Canada, puis plus de la moitié en 172212. Vers 1740, les officiers sont pratiquement tous recrutés localement.
Ce phénomène de « canadianisation » n’a pas eu lieu chez les soldats13. Certains Canadiens se sont certes enrôlés – essentiellement à la fin du XVIIe siècle – mais le roi demanda rapidement aux autorités coloniales de faire cesser cette pratique car « les soldats pris dans le pays ne font guère de service et qu’ils sont à charge »14. En réalité, les soldats d’origine canadienne ne furent bien souvent que les domestiques des officiers du pays, engagés aux frais de la Couronne.
La grande majorité des hommes des troupes de la marine servant au Canada est d’origine métropolitaine. C’est ce qui ressort des deux études menées par Sévigny et Proulx. D’après le premier, sur 1 508 soldats présents entre 1683 et 1715, 97,9 % d’entre eux sont d’origine métropolitaine, le reste étant composé d’Anglais ou d’Espagnols15. Proulx confirme ces résultats puisque d’après ses calculs, basés sur la liste des soldats admis à l’Hôtel-Dieu de Québec entre 1747 et 1751, 91,8 % sont nés en France et seulement 3 % viennent d’Amérique (Antilles et Canada)16.
La plupart des soldats présents au Canada est originaire des régions occidentales de la France puisque l’Ouest, le Sud-Ouest et la Bretagne fournissent 52,7 % des effectifs canadiens17. Durant les années 1683-1715, c’est du port de Rochefort que partent les recrues. Il n’est donc pas étonnant de constater que 42 % des effectifs proviennent des régions situées dans un périmètre de 150 kilomètres autour de la ville d’embarquement, c’est-à-dire dans les anciennes provinces du Poitou, de l’Aunis, de la Saintonge, de l’Angoumois, de la Marche, du Limousin et de l’ouest de la Guyenne. Toute la zone côtière occidentale de la France représente donc la terre d’origine de 60 % des soldats18. Pour les autres, plus du quart proviennent de Paris, de l’Île-de-France, de Normandie et des pays de Loire. Sévigny pense que cela s’explique par le fait que les capitaines recruteurs passent par ces régions en revenant de la Cour pour se rendre au lieu d’embarquement.
Le recrutement
Les soldats forment un groupe hétérogène au vu de leurs origines géographiques, mais ils sont pratiquement tous issus de milieux sociaux très modestes. Pour beaucoup, c’est le moyen d’échapper à des situations économiques catastrophiques19, la majorité étant d’anciens laboureurs. Mais il se trouve également des boulangers, des tailleurs ou encore des forgerons20. Dans ses instructions, le secrétariat à la Marine recommande d’ailleurs aux officiers recruteurs d’engager en priorité pour les colonies « des gens connaissant des métiers, qui pourront s’y établir ensuite sachant un métier »21.
Conclusion
Malgré les diverses études, nos connaissances sur les soldats des troupes de la marine sont encore limitées. Il n’existe aucun fonds d’archives qui leur soit spécifiquement consacré, aussi n’apparaissent-ils que de façon épisodique, essentiellement dans les sous-séries C11A (Canada) et C13A (Louisiane) du fonds Colonies conservé aux Archives nationales de France. Les différents auteurs qui nous ont laissé des témoignages sur leur expérience en Amérique du Nord sont davantage intéressés par les autochtones que par leurs compatriotes. Il n’existe qu’une seule relation provenant d’un soldat, dont nous ne connaissons que les initiales – J.C.B. –, et qui n’est pas un troupier « ordinaire »22. Lettré, celui-ci possède une culture – le terme de culture revêtant ici le sens d’instruction ou d’érudition – qui fait le plus souvent défaut au simple soldat. Il ne nous reste donc que des listes de noms figurant dans les listes d’embarquement23 ou dans les recensements24 et sur lesquelles figurent parfois leur métier, leur âge et leur lieu d’origine.
Arnaud Balvay
Historien*
1 – MALCHELOSSE (Gérard), « Milice et troupes de la Marine en Nouvelle-France, 1669-1760 » in Cahiers des Dix, n°14 (1949), p. 115-148.[Retour au texte]
2 – PROULX (Gilles), « Soldat à Québec, 1748-1759 » in Revue d’Histoire de l’Amérique Française, vol. 32, n°4 (mars 1979), p. 535-563.[Retour au texte]
3 – SÉVIGNY (André), « Le soldat des troupes de la Marine » in Les Cahiers des Dix, n°44 (1989), p. 39-74 ; « S’habituer dans le pays. Facteurs d’établissement du soldat en Nouvelle-France à la fin du Grand Siècle » in Les Cahiers des Dix, n°46 (1991), p. 61-86 ; « Ces Militaires qui ont peuplé la Nouvelle-France » in Cap-aux-Diamants, n°43, (automne 1995), p. 10-13.[Retour au texte]
4 – BALVAY (Arnaud), L’Epée et la plume. Amérindiens et soldats des troupes de la marine en Louisiane et au Pays d’en Haut (1693-1763), Québec, Presses de l’Université Laval, 2006. De nombreux ouvrages consacrés aux différents militaires français envoyés en Amérique du Nord ont été publiés. Citons pour exemples : René CHARTRAND, « The French Soldier in Colonial America » in Historical Arms series 18, Bloomfield, Museum Restoration Service, 1984 et William J. Eccles, « Les forces armées françaises en Amérique du Nord pendant la guerre de Sept Ans » in Dictionnaire biographique du Canada, vol III, p. xv-xxiv.[Retour au texte]
5 – À partir de 1732, une compagnie suisse composée de 150 hommes est également présente en Louisiane. Ses effectifs sont partagés entre la Nouvelle-Orléans et Mobile.[Retour au texte]
6 – Le nombre de soldats par compagnie varie au cours du siècle: 30 hommes en 1699, 29 en 1722, 28 en 1731, 50 en 1749, 65 en 1756. Cf. CHARTRAND (René), Louis XV’s army (5) Colonial and Naval Troops, London, Osprey Military Men-at-arms 313, 1998, p. 4 ; LANCTÔT (Gustave), « Les troupes de la Nouvelle-France » in The Canadian Historical Association Report, Ottawa, 1926, p. 43-44. Sur les différentes ordonnances fixant le nombre d’hommes par compagnie, voir COSTE (Gabriel), Les anciennes troupes de Marine, Paris, L. Baudoin, 1893.[Retour au texte]
7 – Ces salaires ne comprennent pas les retenues éventuelles.[Retour au texte]
8 – LECLERC (Jean), « Les Troupes de Marine au Canada, 1683-1688 », mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 1963, p. 10; CHARTRAND (René), « The French soldier… », art. cité, p. 10.[Retour au texte]
9 – LANCTÔT (Gustave), « Les troupes de la Nouvelle-France », in The Canadian Historical Association Report, Ottawa, 1926, p. 44.[Retour au texte]
10 – SÉVIGNY (André), art. cité, p. 39.[Retour au texte]
11 – LECLERC (Jean), op. cit., p. 11. Voir BALVAY (Arnaud), op. cit., chapitre 5.[Retour au texte]
12 – GALLUP (Andrew) & SHAFFER (Donald F.), La Marine : The French Colonial Soldier In Canada, 1745-1761, Bowie, Md., Heritage Press, 1992, p. 13.[Retour au texte]
13 – MALCHELOSSE (Gérard), art. cité, p. 132.[Retour au texte]
14 – RAPQ, 1927-1928, p. 93. Mémoire du Roi au gouverneur de Frontenac et à l’intendant Bochart Champigny [1692].[Retour au texte]
15 – SÉVIGNY (André), art. cité, p. 50.[Retour au texte]
16 – Son échantillon est de 715 soldats. Les 6 % restant viennent d’autres pays européens. Voir PROULX (Gilles), art. cité, p. 540. [Retour au texte]
17 – SÉVIGNY (André), art. cité., p. 54.[Retour au texte]
18 – Idem, p. 54.[Retour au texte]
19 – PROULX (Gilles), art. cité, p. 562.[Retour au texte]
20 – La liste des métiers représentés n’est pas exhaustive. Voir RUSS (Christopher J.), op. cit., p. 72-73.[Retour au texte]
21 – Ces mots sont de Pontchartrain. Cités dans MARTEL (Marie-Thérèse de), Étude sur le recrutement des matelots et soldats des vaisseaux du Roi dans le ressort de l’intendance du port de Rochefort (1691-1697). Aspects de la vie des gens de mer, Vincennes, Service Historique de la Marine, 1982, p. 138.[Retour au texte]
22 – [BONNEFONS] (J.C-B), Voyage au Canada fait depuis l’an 1751 à 1761, présenté par Claude Manceron, Paris, Aubier Montaigne, 1978.[Retour au texte]
23 – Celles-ci sont dispersées dans les différents fonds d’archives. On en trouve certaines dans les sous-séries C11A et C13A mais également dans les archives conservées dans les ports militaires (essentiellement Lorient et Rochefort).[Retour au texte]
24 – Série G1 du fonds Colonies.[Retour au texte]
* L’auteur a récemment publié Le Palais de l’Élysée, « la première maison de France » (Trésor du Patrimoine). Il travaille actuellement sur un livre portant sur la révolte des Natchez en 1729 (à paraître en 2008 aux éditions du Félin). [Retour au texte]