Galilée, deux ou trois choses que je sais de lui
par Françoise Balibar
Physicienne, auteure
Tout le monde connaît, ou croit connaître, Galilée. Reprenant au cinéaste Jean-Luc Godard le titre d’un de ses films, « Deux ou trois choses que je sais d’elle », je voudrais ici ajouter à ce que tout le monde sait « deux ou trois choses » moins connues que je sais de lui, Galilée.
Galileo Galilei par Domenico Robusti en 1605.Source : Wikipedia, l’encyclopédie libre |
Galilée était musicien. Son père Vincenzio Galilei (1520-1591) exerçait ce métier : à la fois, exécutant (excellent joueur de flûte), et théoricien de la musique (il écrivit plusieurs traités sur le sujet). En tant que musicien, Vincenzio faisait partie d’une « académie », formation sociale caractéristique de la Renaissance italienne, regroupant dans chaque ville d’importance les professionnels d’une même discipline, sans entretenir pour autant des rapports obligés avec l’université (c’est-à-dire avec ce que nous appelons aujourd’hui le monde « académique »). Son fils, Galileo Galilei (francisé en Galilée), sans être un professionnel, était lui-même bon musicien. Suffisamment en tout cas pour que le jour où, réalisant des expériences sur la chute des corps (pour lesquelles il est, entre autres, célèbre), il eut besoin de mesurer des temps de chute –c’est-à-dire compter le nombre d’intervalles de temps égaux que l’on peut loger dans le temps que le corps met à tomber –, il eut recours à un procédé auquel seul un musicien pouvait penser : chanter des airs en maintenant un tempo (rythme) déterminé. Il faut se souvenir qu’à l’époque, les horloges étaient très imprécises (en particulier parce que les dispositifs mécaniques de mesure du temps, écoulement d’un sablier ou battements périodiques, ne permettaient pas de reproduire des intervalles de temps rigoureusement égaux). Galilée était suffisamment sûr de son sens musical et de sa capacité à maintenir imperturbablement un tempo pour préférer ce moyen non mécanique (de fortune, dirions-nous aujourd’hui où l’idée de science sans instruments de mesure nous est étrangère) à tout autre dispositif plus
technique.
On se souviendra à cette occasion de cette maxime énoncée par Galilée, fondatrice de la nouvelle science : « mesurer tout ce qui peut être mesuré et rendre mesurable ce qui ne l’est pas ». Objectif inédit à l’époque où l’activité scientifique était identifiée à la recherche des causes (déterminer la cause produisant tel ou tel phénomène), ce pour quoi il n’est pas nécessaire de disposer d’une description quantitative du phénomène à « expliquer ». L’idée qu’une telle description ne soit pas suffisante est à l’époque une idée neuve ; qu’il faille la compléter par une description quantitative, une mesure, ouvre la voie à l’idée de mathématisation impliquant des rapports rigoureux entre des grandeurs bien déterminées.
Galilée avait étudié le dessin. Dans le même ordre d’idées, il est intéressant de savoir que Galilée, outre ses dons de musicien, possédait aussi des compétences en dessin, acquises dans sa jeunesse. Compétences qui lui furent d’un grand secours lorsque pointant vers le ciel la lunette qu’il avait construite en perfectionnant un gadget acheté à des marchands ambulants hollandais sur le marché de Venise, il observa, pour la première fois, des montagnes sur la lune ; preuve que la lune, objet céleste par excellence, n’est pas d’une nature différente de la Terre ; en contradiction avec la thèse soutenue dans les universités, sous la domination de l’Eglise, selon laquelle la Terre est à la fois le centre du monde autour duquel tout tourne et le lieu de l’inégal, du transitoire, du changement, de la vie et de la mort, par opposition au ciel, figuré par une sphère lisse, sans creux ni bosses, éternelle et immuable, en rotation autour du centre de la Terre. Cela se passait durant l’été 1609 (pour fixer les idées, on se souviendra que 1608 est l’année où fut fondée la ville de Québec). Galilée possédait alors la seule lunette au monde permettant d’observer la surface de la lune. Il lui fallait donc, pour faire connaître aux autres savants sa découverte, décrire ce qu’il avait vu, avec des mots, et mieux encore, illustrer son propos par le dessin. Avoir appris les diverses techniques du dessin, et en particulier celle qui permet de rendre le relief au moyen de hachures diversement inclinées, lui fut alors d’un grand secours (Figure montrant la surface de la lune dessinée par Galilée – parue dans le “Sidereus Nuncius” (Messager céleste, ou des étoiles, selon les traductions) dont le crédit est Bibliothèque nationale, Florence, Italie et photographiée et ayant pour crédit « Mission Apollo 11 ; Nasa, Washington » — p. 34-35 de Jean-Pierre Maury, Galilée, le messager des étoiles, Paris, Gallimard, 1986).
Que Galilée n’ait pas hésité à mettre en œuvre ses capacités de dessinateur en dit plus qu’il n’y paraît sur ce qu’est la science moderne, celle qui précisément naît avec lui, celle dont la science actuelle est l’héritière. En effet, Galilée utilise le dessin comme un moyen, un outil destiné à emporter l’adhésion intellectuelle, la conviction de ses contemporains — à la fois ses adversaires (les tenants du mode de pensée traditionnel, accrochés à l’idée que la Terre est immobile au centre du monde et le ciel d’une nature différente), et les autres, ceux que l’on désigne du nom d’ « honnête homme » au 17ème siècle ; deux catégories d’interlocuteurs représentés dans le Dialogue sur les deux systèmes du monde (ouvrage qui vaudra à Galilée de graves ennuis avec l’Eglise, comme chacun sait), par les figures de Simplicio (que son nom suffit à caractériser) et Sagredo (l’honnête homme). Là aussi, s’exprime une idée neuve, celle selon laquelle l’activité scientifique, parce qu’elle vise à convaincre des interlocuteurs, ne peut pas se développer sans ces interlocuteurs, justement. Le savant moderne n’est pas — en tout cas, ne doit pas être, si l’on veut se conformer à l’idéal de la science moderne à ses débuts — un mage, enfermé dans sa tour d’argent, enfoui sous ses fioles, ses instruments et ses formules cabalistiques. Il n’est pas non plus un grand- prêtre officiant, ou, ce qui y ressemble beaucoup, un professeur parlant du haut d’une chaire (ce qu’il est devenu …disons, à une certaine époque– pour ne vexer personne).
Le recours aux techniques du dessin fait partie de cette stratégie visant à gagner la conviction d’interlocuteurs raisonnables, lesquels font partie intégrante du monde de cette nouvelle science (caractéristique dont l’évolution ultérieure a gardé trace sous la forme de colloques, conférences et autres séminaires). A cet égard, il n’est pas très étonnant que la science moderne soit née en Italie, en Toscane très précisément : les académies, décrites plus haut à propos du père de Galilée, préfigurent ces lieux de discussion entre professionnels d’une même discipline (Galilée lui-même fera partie d’une célèbre académie, qui s’était doté du nom flamboyant d’Académie des Lynx). Enfin, last but not least, il est remarquable à cet égard que Galilée ait choisi de s’exprimer non pas en latin, langue utilisée par les spécialistes universitaires entre eux, mais en florentin, langue élaborée au sein des académies au siècle précédent sur la base du latin simplifié et des parlers locaux, la langue de Dante et de Boccace ; Dante et Boccace à propos desquels Galilée avait rédigé, du temps de ses études, des essais de critique littéraire.
Galilée s’était livré à des essais de critique littéraire ; telle est la troisième chose que je sais de lui et que je voulais rapporter ici, tant il est devenu inimaginable, en ces temps où règne une opposition « monstrueuse », monstrueuse parce que contre-nature — entre lettres et sciences, qu’un prix Nobel de physique (par exemple) puisse s’exercer à la critique littéraire. Et pourquoi pas ?