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Administrateurs de Nouvelle-France venus de Touraine

Administrateurs de Nouvelle-France venus de Touraine

 

Brigitte Maillard
Professeur émérite d’histoire moderne à l’université de Tours

Parmi les administrateurs de la Nouvelle-France venus de Touraine, figurent des gouverneurs et lieutenants généraux, des intendants et des membres du Conseil souverain. Les noms relevés montrent que la présence des Tourangeaux est notable au XVIIe et au début du XVIIIe siècle, d’abord sous le régime des Compagnies de commerce, puis après la réforme de 1663 qui voit l’administration de la Nouvelle-France définitivement organisée sur le modèle français, au temps où le pouvoir est bicéphale.

Le dernier intendant de Nouvelle-France, Bigot, n’est pas compris dans le corpus étudié; sa famille est indéniablement d’origine tourangelle (elle était liée aux Bonneau, Fleuriau), mais elle a quitté Tours vers 1619. Le célèbre gouverneur Buade de Frontenac avait quelques attaches avec la Touraine mais n’est pas un vrai Tourangeau. Son grand-père avait acheté en 1606 la terre de Palluau qui se trouvait dans le bailliage de Châtillon-sur-Indre et relevait de la généralité de Tours pour le temporel; Louis y vécut quelques années entre 1623 et 1630.

Nous verrons dans un premier temps quel fut le rôle des vrais pionniers au temps des compagnies de commerce, puis quels hommes administrèrent la Nouvelle-France après la réforme de 1663, enfin nous essaierons de distinguer quelques caractères marquants de ce petit groupe de Tourangeaux.

I – Au temps des premiers pionniers

Le roi est représenté par des gouverneurs et lieutenants généraux qu’il nomme. Le gouverneur de Nouvelle-France qui a les prérogatives d’un vice-roi; il existe aussi des lieutenants généraux ou gouverneurs particuliers. Pierre Voyer d’Argenson fut gouverneur de Nouvelle-France de 1658 à 1661, soit 3 ans. Parmi les gouverneurs particuliers on note la présence de plusieurs Tourangeaux : il s’agit des gouverneurs d’Acadie, Isaac de Razilly à la Hève, et Menou d’Aulnay (de 1635 à 1650, soit pendant 15 ans), et de la baie du Saint-Laurent, Nicolas Denys.

Charles Menou d’Aulnay mena une vie pleine d’aventures ; troisième fils de René conseiller d’État mort en mai 1651, il était d’une vieille famille de noblesse moyenne, originaire du Lochois (Charnizay) ; en 1636, en France, il se maria avec Jeanne Mottin, fille d’un associé de Razilly. Il accompagna Champlain et Razilly dans l’expédition partie en 1632 pour reprendre l’Acadie et lancer sérieusement la colonisation (s’y trouvent aussi les frères Denys); il remporta différents succès contre les Anglais (il reprend Port-Royal) et rentra à plusieurs reprises en France chercher des renforts (1633, 1636). Lorsque Razilly meurt en avril 1636, son frère Claude lui succède mais il ne traverse pas l’Atlantique et Menou prend sa suite, sans avoir immédiatement le titre de gouverneur; il transfère le siège du gouvernement de la Hève à Port-Royal. La colonisation se développe autour de Port-Royal. Son action fut contrariée par le dur conflit qui l’opposa à Charles de la Tour (originaire de Champagne où il est né en 1593) arrivé en Acadie plus tôt que Menou et nommé lieutenant général par le roi en 1631. En 1638, Louis XIII décida de partager le territoire entre Menou et de la Tour. En 1647, Menou l’emporte et est nommé gouverneur général et seigneur de l’Acadie; mais il meurt brutalement en 1650 et de la Tour eut alors sa revanche… et épousa même la veuve de Menou en 1653.

Pierre Voyer d’Argenson (1625-1709) appartient à une branche cadette des Voyer de Paulmy et d’Argenson, vicomte de Mouzay, de très ancienne noblesse (anoblie en 1375). C’est le fils de René qui fut entre autres grand bailli de Touraine; lui-même reçut cette charge en 1643. Il fut gouverneur entre 1658 et 1661, donc au temps de Marie de l’Incarnation qu’il connut bien; il fut nommé gouverneur grâce à la protection du président Lamoignon. Il eut à faire face à de violentes attaques des Iroquois qu’il réussit à repousser malgré la faiblesse de ses moyens. Il chercha à développer la colonisation agricole (qui lui paraissait un bon moyen de repousser les Indiens en étendant les zones contrôlées par les colons) aux dépens de la traite des fourrures (dont la valeur avait baissé à cause de leur abondance). Il entra en conflit avec Mgr de Laval, premier évêque de Québec, surtout pour des raisons personnelles. N’ayant pas demandé le renouvellement de son mandat il rentre en France en 1661, l’année où commence le gouvernement personnel de Louis XIV.

II – Les Tourangeaux en Nouvelle-France au temps des débuts du « régime français »

En 1663 la compagnie de la Nouvelle-France abandonne sa charte et le Canada passe sous l’administration directe du roi; Louis XIV décide d’y établir comme dans les provinces de France un « intendant de justice, police et finances, commissaire départi du roi » (dont il faut rappeler que même en France les fonctions ne sont pas encore nettement définies) ; ainsi le gouverneur, qui reste néanmoins le vice-roi et garde plus de prérogatives qu’en France même, n’est plus le seul administrateur en chef. L’intendant a la majorité des pouvoirs civils mais il doit partager avec le gouverneur le pouvoir de concéder les seigneuries, d’accorder les droits de traite et de veiller au développement de la colonie. De plus un Conseil souverain est établi; réorganisé en 1675 il a des traits communs avec un parlement de province; il est composé de sept conseillers, dont le gouverneur, l’évêque de Québec, l’intendant. Dans chaque district, sont établis un gouverneur particulier et un délégué de l’intendant. La Nouvelle-France dépend, à Paris, du Contrôleur général et du secrétaire à la Marine, Colbert ayant concentré les deux pouvoirs jusqu’à sa mort en 1683. Il faut noter un point important : la vénalité des offices n’est pas introduite en Nouvelle-France. Parmi les Tourangeaux arrivés pendant cette période, le premier est

1 – L’intendant Duchesneau de la Doussinière et d’Ambault, qui succède à Talon, mais après trois ans de vacance du poste, exerça ses fonctions entre 1675 et 1682, soit 7 ans (ce qui est une durée importante). Le gouverneur est alors Frontenac, dans son premier mandat. Duchesneau descendait d’un chambellan de Charles VII et de Robine Fumée sœur d’Adam, maître des requêtes et garde des Sceaux de France; ses aïeux assumèrent des fonctions dans la grande prévôté de France. Il était officier de finances (et non maître des requêtes) puisqu’il était, après son père, trésorier de France à Tours; il conserva son office pendant son séjour au Canada; la noblesse de sa famille, originaire du Berry, n’est pas très ancienne et il n’est pas des plus fortunés. Son père a épousé une Robin, d’une famille de marchands drapiers et échevins de Tours, alliée aux Quentin de Richebourg, et par là aux Bonneau, Fleuriau, Pallu; par ce mariage il était entré dans la parentèle de Jean-Baptiste Colbert; c’est la protection de ce dernier qui permit à Duchesneau d’être nommé intendant. Il arriva au Canada en août 1675 porteur de l’édit réorganisant le Conseil souverain. Il dut assumer toutes les fonctions d’un intendant de province mais aussi participer, sous les ordres du gouverneur, à la lutte contre les Anglais et les Indiens, tenter de développer l’économie de la région; entre 1676 et 1678 il fit faire un « papier terrier » (le deuxième de la colonie, après celui réalisé au temps de la compagnie des Cent Associés en 1667-1668). Pendant tout son mandat il se heurta au gouverneur sur des sujets comme la présidence du Conseil souverain que le gouverneur entend assurer alors qu’il n’a qu’un rôle figuratif, le commerce des fourrures et de l’alcool. Il fut à l’origine du système du « congé de traite » établi en 1681 dans le but de limiter l’afflux des fourrures et d’empêcher les jeunes hommes de devenir « coureur des bois »; chaque année gouverneur et intendant ne pouvaient délivrer que 25 autorisations de faire ce commerce, cette permission concernant trois hommes et un canot. Cependant le commerce ne cessa pas et devint clandestin. Il soutint aussi l’action de l’évêque de Québec, Mgr de Laval, dans sa lutte contre la vente de « l’eau de feu » aux Indiens; en théorie la vente d’eau de vie fut interdite en dehors des « habitations » françaises en 1679.

Les deux hommes furent rappelés la même année, Frontenac rentra ultérieurement en grâce et revint en Nouvelle-France, mais pas Duchesneau qui mourut ruiné en 1696 (il dut vendre son office de trésorier).

2 – Les membres du Conseil souverain

Simon Denys en fut entre 1664-1666.
Denis Riverin , né à Tours vers 1650, arrive au Canada comme secrétaire de l’intendant Duchesneau en 1675 et semble avoir été très actif; il devint membre titulaire du conseil en 1694 puis membre régulier en 1698; son séjour en Nouvelle-France dura jusqu’en 1702 date de son retour en France où il mourut en 1716 ou 1717. En 1710 il cessa ses fonctions au Conseil souverain mais il fut nommé lieutenant général de la prévôté de Québec, fonctions qu’il n’occupa jamais mais dont il toucha les émoluments). Toutefois ses activités commerciales l’emportèrent de loin sur ses fonctions administratives.
Louis Rouer du Villeray, originaire d’Amboise (le fief familial était dans la paroisse de Pocé) né en 1629 et mort à Québec en 1700, était d’une petite noblesse ancienne mais désargentée; il partit tôt pour le Canada (vers 20 ans) où il s’éleva grâce à ses différentes fonctions : il fut notaire, secrétaire (à partir de 1653) de deux gouverneurs (Jean de Lauson et Charles de Lauson de Charny son fils), juge-prévôt de la côte de Beaupré, lieutenant particulier de la sénéchaussée et commis receveur du magasin de la Compagnie de la Nouvelle-France; dès la création du Conseil souverain il fut nommé premier conseiller et assuma des fonctions importantes dans l’ordre judiciaire et administratif. Il devint seigneur grâce à l’héritage de son beau-père (Charles Sevestre) dont les affaires étaient très embrouillées, ce qui amena son gendre à se rendre trois fois en France, mais il put bénéficier du soutien du gouverneur d’Argenson. Il soutint l’action de l’intendant Duchesneau et eut à faire face à l’hostilité de Frontenac mais il l’emporta finalement; il eut de meilleurs rapports avec les gouverneurs suivants et en 1686. Sa carrière est un bon exemple des différentes fonctions à assumer au Canada et qui permettent une ascension sociale.
Thomas Jacques Taschereau de Linières (1680-1749) est le dernier tourangeau notable de cette histoire; fils de Christophe Taschereau de Sapaillé (fief ou ferme de la paroisse Saint-Symphorien); il fut secrétaire particulier de l’intendant Dupuy (1726-1728), mais on ignore de quelle façon les deux hommes se connurent. En 1728 il épousa la petite-fille de l’explorateur Jolliet ; nommé en 1732 agent des trésoriers généraux de la marine au Canada, il entra en 1735 au Conseil souverain.
Rouer et Taschereau ont fait souche au Canada; ayant reçu des terres en fief, ils ont pu étendre leur seigneurie dont ils ont développé l’exploitation, tout comme le fit Simon Denys.

Ces hommes sont peu nombreux mais ils présentent quelques caractéristiques communes.

III – Points communs entre ces personnages

À leurs origines géographiques s’ajoute leur origine familiale : ils viennent tous de la noblesse moyenne de la province (sauf Riverin). Cette noblesse, d’épée ou de robe, est parfois ancienne (Razilly ou d’Argenson).
Ils sont évidemment tous catholiques (le Canada n’a pas été une terre d’accueil de dissidents religieux, au contraire de la Nouvelle-Angleterre); beaucoup ont développé de bons rapports avec l’évêque, ainsi Duchesneau et Mgr de Laval.
Leur « destin » canadien s’explique en partie par les soutiens dont ils ont bénéficié : les relations de famille et de « clientèle » ont compté : Razilly a été nommé Lieutenant général d’Acadie sur l’intervention du père Joseph. Menou d’Aulnay est cousin de Razilly; l’intendant Duchesneau était dans la clientèle de Colbert dont il a eu le soutien dans ses démêlés avec Frontenac.
Dans l’ensemble ils n’étaient pas très fortunés; Duchesneau lui-même a sans doute été un des intendants les moins aisés. Il est difficile de dire s’ils ont pu faire fortune (c’est non pour Duchesneau); mais ceux qui se sont établis comme seigneurs ont pu se constituer une belle propriété.
Intendant et gouverneurs n’ont pas fait souche au Canada et leurs séjours ont été plus ou moins brefs; au contraire les membres du Conseil s’y sont mariés, s’y sont installés et ont pu devenir seigneurs de terres grâce aux dons reçus du roi (à l’exception de Riverin).

Dans l’histoire de leur action les conflits sont nombreux, sans doute exacerbés par la petite taille de la communauté française. Les problèmes de partage des pouvoirs gouverneurs/intendant découlent de la dualité des fonctions : le gouverneur garde des prérogatives importantes, fondées en particulier sur l’importance de ses pouvoirs militaires dans la lutte contre les Anglais et les Indiens. Plusieurs questions, déjà évoquées et propres à la Nouvelle-France, ont été de graves pierres d’achoppement. Le manque de moyens en hommes et en argent est patent. L’éloignement de la métropole fait que la solution des problèmes ou les arbitrages sont longs à venir. Le gouverneur est donc amené à jouer pleinement son rôle de vice-roi.

Les Tourangeaux ont donc occupé des fonctions aux trois niveaux principaux de l’administration au XVIIe et au début du XVIIIe siècle et l’étude de leur carrière permet celle de la mise en place des institutions et de toutes les difficultés rencontrées dans le développement de la Nouvelle-France ; ils sont cependant peu nombreux. Si l’on prend en compte l’ensemble des institutions, civiles et religieuses, de la Nouvelle-France au XVIIe siècle, on constate que dans l’ordre religieux, Touraine et Anjou ont largement contribué aux tentatives d’évangélisation et à l’installation des institutions d’assistance, en particulier à Québec, avec Marie de l’Incarnation, ou à Montréal, avec les hospitalières de Le Royer de la Dauversière. Quant aux administrateurs civils ils sont assez nombreux à être venus du Blésois (de Meulles ou Bégon), de l’Orléanais (Beauharnais) et de la Touraine (Duchesneau). C’est donc l’ensemble de la vallée de la Loire moyenne qui a fourni à la Nouvelle-France des hommes et femmes dont la personnalité a fortement marqué les débuts d’une implantation française durable en Amérique du Nord.

Bibliographie

Caillou, François, Une administration royale d’Ancien Régime : le bureau des finances de Tours, Tours, Presses universitaires François Rabelais (2 vol.), 2005
Dubé, Jean-Claude, Les Intendants de la Nouvelle-France, Montréal, Fides, 1984
Dictionnaire biographique du Canada

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