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Les religieuses Tourangelles en Nouvelle France au XVIIe siècle

Les religieuses tourangelles en Nouvelle-France au XVIIe siècle

Robert SAUZET
Professeur émérite à l’Université de Tours
Doyen honoraire du Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance

Pionniers, pionnières, ces mots s’appliquent aux responsables de la colonisation, aux colons hommes ou femmes, aux coureurs de bois, aux soldats établis au Canada après leur temps de service. Ils conviennent également aux missionnaires des deux sexes, récollets, jésuites, sulpiciens, ursulines, hospitalières. La mission est un aspect essentiel de la découverte et de la colonisation du Nouveau Monde. Au Canada, malgré l’édit de Nantes, en vertu de l’acte fondateur de la compagnie des Cent associés, en 1627, aucun protestant ne pouvait s’établir. On a justement qualifié de “ croisade mystique” le peuplement du Canada au XVIIe siècle, dans le cadre d’un catholicisme de Contre-Réforme et de Réforme catholique. C’est une différence fondamentale avec les colonies anglaises, refuge pour les “Dissenters”.

Je voudrais situer brièvement – en m’appuyant sur l’exemple le mieux connu, celui de Marie Guyart1– le paysage mental de ces pionnières du spirituel, les milieux et les réseaux qui ont suscité et soutenu leurs projets et les caractères originaux de leurs réalisations.

La mystique française au premier XVIIe siècle

Les épreuves d’une traversée de trois mois et d’une vie particulièrement inconfortable au Canada furent affrontées avec une détermination totale par les religieuses missionnaires, singulièrement par Marie Guyart et ses sept compagnes, les premières, en 1639, à vivre la traversée d’un océan encore mal connu puis le contact d’un monde nouveau dans des conditions climatiques et matérielles éprouvantes. Cette détermination ne peut se comprendre sans évoquer la spiritualité dont elles étaient animées, celle de l’“école française” au confluent des mystiques du nord et de la mystique espagnole. En Touraine précisément, il y a cette année quatre siècles, s’étaient établies les carmélites réformées de Thérèse d’Avila. Pour aller à l’essentiel, brièvement, l’apport de l’école française de spiritualité (particulièrement de Pierre Bérulle) fut un recentrage de la piété sur la personne du Christ. La mystique “christocentrique” est au coeur de l’expérience personnelle de Marie Guyart. Son nom de religion, Marie de l’Incarnation, l’exprime et sa relation fusionnelle avec le Christ a pu surprendre au temps de la réaction rationaliste de l’ordre Louis-quatorzien, de ce que Louis Cognet a appelé le crépuscule des mystiques (d’où le pieux toilettage que le fils de Marie, le bénédictin Claude Martin, a appliqué à l’autobiographie spirituelle de sa mère).

Un second trait de la mystique française, au premier XVIIe siècle, est d’être tournée vers l’action. La mission en est une forme éminente. C’est un autre aspect du christocentrisme, l’application du texte évangélique “comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie” (sicut misit me Pater et ego mitto vos, Jean XX, 21 – mitto d’où procède le mot mission). Il s’agit d’un facteur essentiel pour comprendre la colonisation du Canada. L’histoire qui doit se refuser, par principe de méthode, à toute approche apologétique ou théologique doit également rejeter toute réduction politique, économique ou sociale du facteur spirituel de l’évolution humaine.

La Touraine du “grand siècle des âmes”

Le projet missionnaire de Marie Guyart nous ramène, au début du XVIIe siècle, dans une Touraine qui sortait à peine des guerres de religion. Contrairement aux stéréotypes régionaux, la violence y avait été grande. A l’iconoclasme protestant des cent jours de 1562 où les réformés avaient dominé la ville, succéda le massacre de près de deux cents huguenots jetés dans la Loire. Le militantisme catholique concernait aussi bien le peuple des artisans en soie que les élites urbaines, l’archevêque Simon de Maillé, le maire Gilles du Verger, la grande famille Du Bois de Fontaine-Marans. Le coeur des Tourangeaux catholiques les poussait vers la Ligue et seule la présence des souverains, Henri III puis Henri IV et de leurs soldats avait contraint la ville à rester dans l’obéissance. En avril 1621, au début des “guerres de religion de Louis XIII” (où le mari de Madame de La Peltrie, la “fondatrice” des ursulines au Canada, devait trouver la mort), le temple protestant du Plessis fut incendié. Comme à Paris, au temps de l’autre Marie de l’Incarnation, Barbe Acarie, les ligueurs les plus convaincus devinrent les champions du “parti dévot” qui souhaitait l’élimination du protestantisme et l’alliance de la France avec les Habsbourg catholiques. Les notables dévots soutinrent l’implantation des ordres religieux réformés. En Touraine, les du Bois de Fontaine Marans aidèrent à l’établissement du Carmel réformé et de l’Oratoire. La famille de l’ursuline Marie de Saint-Joseph qui accompagna Marie Guyart au Canada appartenait, en Anjou, au même milieu que les du Bois et deux de ses soeurs devinrent religieuses. Dans une strate sociale inférieure, Marie Guyart a vécu dans une famille pieuse où l’on cultivait le souvenir d’un bisaïeul membre de l’ambassade envoyée par Louis XI pour ramener François de Paule de son ermitage de Calabre, en 1483. La dévotion de Marie a été nourrie par la fréquentation des ordres établis en Touraine : les feuillants (cisterciens réformés), les capucins établis à Tours en 1606 dont Marie a pu entendre les sermons, notamment ceux du Père Joseph provincial de Touraine. En outre, dès son entrée, en 1633, chez les ursulines, elle fut en contact avec les jésuites. Ces religieux qui étaient à Tours depuis 1632, tinrent une place essentielle dans la formation de son projet missionnaire (notamment la lecture des Relations jésuites sur le Canada) et son accomplissement.

La Touraine du “grand siècle des âmes” constituait un terreau favorable à l’éclosion des projets missionnaires. Ainsi ceux des frères Razilly au début du siècle. A la mi-XVIIe siècle, François Pallu, vicaire apostolique responsable des missions en Chine, appartenait à une famille de notables tourangeaux. Sa cousine Mme de Miramion, fille du financier Thomas Bonneau, soutint son oeuvre missionnaire. La réalisation de la vocation canadienne de Marie de l’Incarnation bénéficia de l’appui de réseaux qui débordaient largement sa province. C’est le cas de la Compagnie secrète du Saint-Sacrement qu’on pourrait comparer (avec quelque anachronisme) à une franc-maçonnerie dévote. Jean de Bernières, l’un de ses membres les plus influents, à la fois mystique et réalisateur, fut la cheville ouvrière du départ des religieuses et de leur bienfaitrice Madeleine de La Peltrie au Canada.

La catéchèse et l’éducation des petites amérindiennes furent entreprises avec ardeur et la bonne volonté manifestée par les néophytes procura une grande joie aux religieuses comme aux jésuites. Les uns et les autres croyaient retrouver la ferveur de l’Église primitive et leur bonheur était à la mesure de l’enjeu : pour les missionnaires chez les païens comme pour ceux chargés de convertir les protestants français ou de combattre les pratiques jugées superstitieuses des populations rurales, il s’agissait d’arracher des âmes au pouvoir du démon dans une lutte parfois ressentie comme un combat de fin des temps. A ce propos, je rejoins tout à fait les conclusions de Dominique Deslandres sur l’analogie des méthodes missionnaires en Amérique et en Europe.2

 

L’évangélisation au Canada

Au Canada, l’évangélisation se heurta très vite à plusieurs obstacles. D’abord, la clôture. La promotion de la femme par la religion que fut la mission canadienne avait ses limites. Il ne faudrait pas la regarder à travers les lunettes du féminisme contemporain. Les ursulines du XVIIe siècle, au Canada comme en France, furent cloîtrées. C’est seulement pour les quelques “séminaristes” qui purent être accueillies dans le couvent ou au parloir que la catéchèse pouvait s’effectuer. D’autre part, malgré les efforts remarquables des jésuites et des ursulines, il était très difficile de rendre les concepts ou les symboles du dogme catholique. Comme l’écrivait le Père Lejeune, “il semble que ni l’Evangile ni l’Ecriture sainte n’aient été composés pour eux”. Il y a là un énorme problème d’acculturation et, à la fin de sa vie, Marie considérait que, à peine une catéchumène sur cent avait été “civilisée”. En fait, elle aimait ses élèves et elle alla le plus loin possible pour une femme de son temps, les laissant vivre dans leurs familles après une formation religieuse courte, sans essayer de les retenir de force dans les palissades de la clôture qu’elles escaladaient “comme des écureuils”. Après l’anéantissement par les Iroquois de la mission des Hurons, en 1649, et l’essor du peuplement, les ursulines se tournèrent de plus en plus vers l’éducation des petites Françaises.

Ni féministe avant la lettre, ni psychopathe masochiste, Marie Guyart est une héroïne de la volonté, dans une époque cornélienne, une “âme peu commune”. Elle est la mieux connue des pionnières du Nouveau Monde mais, parmi celles parties avec elle, l’angevine Marie de Saint-Joseph ou la dieppoise Cécile de Sainte-Croix sont des personnalités remarquables. Madeleine de la Peltrie également. Je mesure l’irrévérence qu’il y a à traiter aussi sommairement un aussi grand sujet.

 

1 – Sur Marie de l’Incarnation, bibliographie dans G.Oury, Marie de l’Incarnation, Solesmes éd. abbaye et Québec, Presses Univ. Laval, 1973 et F. Deroy-Pineau, Marie de l’Incarnation, Paris, R. Laffont, 1989 et les actes des colloques du 4e centenaire (1998), à Tours (dir. F. Deroy-Pineau), Paris, l’Harmattan, 2000, puis à Québec, (dir. R.Brodeur), 2001. Egalement les actes du colloque d’Alençon, 2003, Madeleine de la Peltrie et les pionnières de la Nouvelle France (dir.J.M.Constant), publ. Univ. Le Mans, Caen et Assoc. Perche-Canada, 2004. [ retour au texte ]
2 – .Deslandres, Croire et faire croire. Les missions françaises au XVIIe siècle, Paris, Fayard, 2003. R.Sauzet, Au grand siècle des âmes. Guerre sainte et paix chrétienne en France au XVIIe siècle, Paris, Perrin, 2007. [ retour au texte ]
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