Mémoire et histoire : un questionnement à renouveler
(Texte lu au 4e séminaire sur les lieux de mémoire communs franco-québécois qui a eu lieu
à Aix-en-Provence le 25 octobre 2008, sur le thème « La Mémoire au regard de l’Histoire »)
par Patrice Groulx
Département d’histoire, Université Laval, Québec
Je vous remercie d’abord pour cette invitation très flatteuse, d’autant plus bienvenue que je ne connaissais pas Aix sinon par plusieurs Québécois de ma connaissance qui sont venus y étudier et qui en ont chanté les vertus.
J’ai l’intention de vous parler de la mémoire en regard de l’histoire avec le but de réhabiliter l’histoire face à une mémoire dont on sait qu’à côté de ses avantages réels pour une juste connaissance du passé, elle est l’objet de détournements de sens. Mémoire et histoire s’épaulent et sont indissociables, mais nous connaissons la tendance à donner à la mémoire toute la place dans nos rapports collectifs avec le passé, à l’imposer comme un devoir, et si on n’y prend garde, à l’instrumentaliser au détriment de la vérité que l’histoire cherche à dégager des réalités passées. Oui, il existe un devoir de mémoire, c’est indéniable, mais il y a aussi un devoir d’histoire, et c’est à titre d’historien soucieux que je m’adresse à vous. J’amorcerai mon exposé par un cas type, les contresens et faux sens de la mémoire de Champlain dans les célébrations du 400e anniversaire de la fondation de Québec. Je poursuivrai avec le sens de la devise du Québec, « Je me souviens ». Je terminerai sur la pertinence du concept de lieu de mémoire.
Le fantasme de Champlain
Il y a quelques mois, on m’a demandé de donner mon avis, à une table ronde dans le cadre des Fêtes de la Nouvelle-France, sur la question suivante : Qui est Champlain ? C’est naturel, tous les projecteurs sont braqués sur le fondateur de Québec, et ressortent alors les mille et une questions qu’on se pose sur son compte : était-ce un aventurier, un découvreur, un missionnaire, un fondateur ? Était-il catholique ou protestant ? Sincère ou dissimulateur ? Était-il le seul vrai fondateur ? A-t-il orchestré sa mémoire ultérieure ?
Ces questions sont passionnantes lorsqu’elles surgissent. Pour ma part, qui m’intéresse surtout aux usages sociaux de l’histoire, j’ai été un peu provocateur en répondant que Champlain est, entre autres attributs, un fantasme. C’est un terme de psychologie. Le dictionnaire le décrit ainsi : « production de l’imaginaire par laquelle le moi cherche à échapper à l’emprise de la réalité » (Le Petit Robert 2008). J’ai poussé un cran plus loin : Champlain est un fantasme des gens de pouvoir. À quoi chacun aurait pu s’exclamer : « Mais voyons, premièrement Champlain ce n’est pas un produit de l’imagination. Deuxièmement, qu’est-ce que mon « moi » a à voir avec lui ? Et troisièmement, les gens de pouvoir, ce n’est pas de ma faute s’ils se prennent pour d’autres. » À quoi j’ai répondu ce qui suit.
Premièrement : en effet, Champlain n’est pas un produit de l’imagination, mais on ne peut pas faire autrement que d’imaginer beaucoup de choses à son sujet. On n’a pas son portrait, alors on l’invente. Il y a bien des points obscurs dans sa biographie, dont le mystère de sa naissance, alors on propose des hypothèses : par exemple, il aurait peut-être eu pour père le roi Henri IV… Et puis, après l’avoir singularisé au XIXe siècle comme le seul véritable fondateur de Québec, ce qui est effectivement un produit de l’imagination, on se plaît aujourd’hui à imaginer d’autres fondateurs, à mon avis guère moins fantasmés, depuis le chef innu (montagnais) Anadabijou jusqu’à son vis-à-vis Henri IV, en passant par Dugua de Monts et Pont-Gravé. Le problème ne réside pas dans la présence du fantasme, mais dans l’usage qu’on en fait et dans les déterminations qu’il impose à la recherche.
Deuxièmement, qu’est-ce que mon « moi » a à voir avec lui ? On touche ici à l’identité. Si je tire ma fierté d’être un Québécois, et que pour moi un authentique Québécois doit être de souche exclusivement française et catholique, je vais préférer le Champlain qui veut faire rayonner la France, fille aînée de l’Église, dans les terres sauvages de l’Amérique. C’est par ce désir d’identité avec un fondateur recommandable que Champlain est devenu le « père de la Nouvelle-France », le « père du Canada français », le « père du catholicisme en Amérique », et on peut en allonger toute une liste. Mais si je considère — comme la majorité, je crois bien — que le sentiment d’être québécois n’est pas réductible à une seule personne qui serait une sorte d’ancêtre commun, effectivement je suis prêt à inclure parmi les fondateurs d’autres personnages que Champlain, et avec qui je peux aussi m’identifier sans trop de difficulté : des protestants, des commerçants et des Autochtones, pourquoi en aurais-je peur ? Mais chaque fois que je succomberai à cette « hantise des origines », pour reprendre l’expression de Marc Bloch, je m’éloignerai quand même du réel, qu’il fût passé ou présent.
Ce qui m’amène à mon troisième terme : Champlain est un fantasme des gens de pouvoir. C’est facile à démontrer, ça l’est moins à comprendre comment et pourquoi. Facile à démontrer : on n’a qu’à prendre les déclarations de la gouverneure générale et du premier ministre du Canada, que vous avez peut-être entendus, et dont on s’est bien amusé ou indigné chez nous : Champlain serait le premier d’une longue lignée de gouverneurs du Canada. Il faudrait bien s’arrêter à ce que cela signifie : les gouverneurs sont les représentants de la souveraineté royale. Or, cette souveraineté a changé avec la Conquête, elle est devenue anglaise depuis 1763. Même si la constitution de 1982 a créé cette fiction qu’Élisabeth II est, selon la formule consacrée, « la reine du chef du Canada », c’est-à-dire par décision du Canada, nous avons une reine anglaise. En somme, si vous suivez ce raisonnement, le Français Champlain est le fondateur de la souveraineté anglaise au Canada. Un pur fantasme du pouvoir.
Comment en est-on arrivé là ? Le vrai Champlain, si on revient à la question « qui est Champlain », a joué effectivement un rôle de gouverneur. Au XIXe siècle, quand ils commencent à écrire l’histoire nationale, de quel point de vue partent les historiens ? Ils travaillent avec des archives, et celles-ci sont les archives du pouvoir. Ces documents positifs, ces traces mémorielles et substantielles sont la matière première de l’interprétation historienne. Qui sont leurs interprètes ? Ce sont des gens qui travaillent tous dans l’orbite du pouvoir : le greffier François-Xavier Garneau, le prêtre universitaire Jean-Baptiste Ferland, le bibliothécaire-archiviste du Parlement Narcisse-Eutrope Dionne, le fonctionnaire Benjamin Sulte, le conseiller législatif Thomas Chapais, et ainsi de suite. Ce ne sont pas les universitaires d’aujourd’hui, mais des érudits consciencieux qui font carrière dans l’appareil judiciaire, étatique et clérical. Que produisent-ils ? Bien sûr, une histoire qui est celle que leur dit la mémoire qu’ils estiment juste, celle des documents, mais aussi qui colle explicitement aux idéologies, aux justifications ou aux projets des pouvoirs auxquels ils sont liés. Les fantasmes du pouvoir sont contagieux, et ils contaminent l’histoire que ces historiens imaginent.
Une des hantises des gens de pouvoir est d’asseoir leur légitimité. C’est dans la mémoire du pouvoir qu’ils la trouvent. Et comme ils aimeraient bien que tout le monde partage leurs fantasmes, ils inventent les grandes commémorations de l’histoire. Mais on ne commémore pas n’importe quoi ou n’importe qui. On choisit les meilleurs modèles. Et Champlain, naturellement, était de ceux-là.
Il faut rappeler qu’il avait lui-même dressé la table, pour ainsi dire, en réécrivant constamment les souvenirs de ses explorations pour se donner le beau rôle auprès de ses commanditaires. L’historien Mathieu d’Avignon a bien montré comment les premiers historiens ont gobé et répété les affirmations de leur héros. Champlain a donc fait l’unanimité quelle que soit la langue ou la religion. Dans la culture et l’identité politique des franco-catholiques – je le dis globalement, sans relever les nuances qui s’imposent – son souvenir permet de rappeler leur préséance dans l’exploitation civilisée du territoire. Les Amérindiens ne peuvent pas compter, parce que ce sont des prédateurs de ressources, et non des planificateurs. Les franco-catholiques peuvent ainsi asseoir leur droit à l’existence par antériorité. Dans l’identité culturelle d’héritage anglais, Champlain sert à rappeler, en creux, qui est le maître de l’heure. Il n’est donc pas le fantasme des mêmes pouvoirs, mais de pouvoirs concurrents qui tout de même sont appelés à cohabiter.
Au moment du tricentenaire des explorations de Champlain, à partir de 1904, il y a beaucoup de réponses à la question « qui est Champlain ». On lui érige des statues un peu partout. Heureusement, Québec avait pris la tête du mouvement en 1898, parce qu’entre 1907 et 1925, on voit apparaître un autre monument au Nouveau-Brunswick, deux en Ontario et trois aux États-Unis. Chacun de ces monuments décrit « qui est Champlain ». À Québec, on lui a donné une tête et des vêtements à la Henri IV, et tenant un document roulé qui établit ses titres sur le territoire ; c’est vraiment un fantasme de gratte-papier. Ailleurs au Canada, on le présente comme un explorateur avec une carte ou un astrolabe, et aux États-Unis, dans un costume évoquant les conquistadors espagnols.
Aux fêtes du tricentenaire de Québec, en 1908, Champlain est évidemment le personnage « historique » au centre des célébrations, mais les vraies vedettes, ce sont le prince de Galles — futur roi George V —, les gouverneurs, les premiers ministres, les grands prélats et leurs invités. Et on ne manque pas de souligner cette continuité entre Champlain et ses successeurs. En voici un petit exemple. Durant les célébrations, le ministre fédéral des postes, Rodolphe Lemieux, prononce un discours où il promet, puisque d’autres villes ont donné des monuments aux bâtisseurs du Canada, que lorsque le chemin de fer transcontinental sera achevé, « nous érigerons une statue — celle [du premier ministre et député de Québec, Wilfrid] Laurier. Nous la taillerons dans le granit des Montagnes Rocheuses ; nous lui donnerons comme piédestal le pic le plus élevé, et tendant largement ses bras vers l’Occident, elle dira aux voyageurs de l’avenir : voilà l’Asie ». Cette évocation du chemin de fer transcontinental, la grande entreprise du temps, celle qui doit relier l’Atlantique au Pacifique, c’est l’écho du grand dessein de Champlain, relier l’Europe à la Chine. Alors, qui est Champlain ? Mais voyons, le Champlain de 1908, c’est Laurier ! Et celui de 1909 ? Eh bien c’est le président américain William Taft! Car le même Rodolphe Lemieux, représentant le Canada aux fêtes du tricentenaire du lac Champlain, lui attribue, à lui aussi, le mérite d’accomplir le grand projet de notre héros grâce au parachèvement du canal de Panama.
En 2008, les choses se présentent autrement. En prenant l’histoire comme simple toile de fond et en organisant une impressionnante série de spectacles. À la place du prince de Galles, on est allé chercher Sir Paul McCartney. Pour remplacer la reine, on a mis la main sur Céline Dion. On s’est félicité du succès du « Moulin à Images » de Robert Lepage, le seul spectacle « officiel » qui ait été axé sur une présentation de l’histoire, et non d’artistes vivants. Comparativement aux célébrations de 1908, la proportion historique du contenu officiel a été beaucoup plus mince. Par contre, les nombreux amateurs d’histoire auront quand même été bien servis par une foule d’activités, de colloques, d’expositions et de publications. Mais ces initiatives ont été essentiellement décidées et financées ailleurs que dans le comité d’organisation gouvernemental.
Au final, le contenu historique du 400e est quand même des plus acceptables. Mais la présence de ce contenu n’est pas le fruit d’une décision prise au sommet. Les organisateurs ont délibérément écarté les historiens de leurs projets, alors qu’en 1908, ces derniers faisaient massivement partie de l’organisation. Est-ce un mal ? Honnêtement, je pense que non. Entre 1908 et 2008, l’histoire universitaire est devenue une connaissance plus détachée du pouvoir ainsi que de sa mémoire. C’est pourquoi les savants passent auprès du pouvoir pour des grincheux ou des trouble-fête qu’on préfère tenir à l’écart et qu’on n’emploie que pour « valider » les contenus. Je ne suis pas nostalgique de l’époque où la connaissance historique était asservie à la construction de la nation.
Est-ce que pour autant, à la question « qui est Champlain », ou « quel a été le rôle de Champlain dans la fondation de Québec », est-ce que nous, historiens, avons échappé aux fantasmes du pouvoir, j’en suis beaucoup moins sûr. Pour des chercheurs, il est difficile de sortir de l’orbite d’une tradition qui met certains personnages sur un piédestal et leur trouve toutes sortes de qualités. Du point de vue de l’interprétation scientifique, il est utile de chercher à trouver d’autres personnages qui puissent contrebalancer Champlain dans la fondation de Québec, comme on le fait avec Dugua de Mons ou d’autres, mais tant qu’on reste dans la logique de la fondation d’un ordre déterminé, on reste prisonniers du discours de la légitimité. Comme contrepoids au fantasme, il n’y a que le principe de réalité, qu’il est moins attrayant de défendre, mais qui nous permet d’effectuer des choix collectifs plus éclairés et qui ne nous interdit quand même pas de rêver et de céder à l’occasion au principe de plaisir mémoriel.
Histoire, mémoire, identité et rhétorique
(Note : cette section et la suivante reprennent quelques idées développées dans l’introduction à mon livre La marche des morts illustres ainsi qu’à un article à paraître aux Presses de l’Université d’Ottawa, « Les lieux de mémoire peuvent-ils rendre les collectivités francophones plus capables ? ».)
Pourtant, la mémoire n’est pas toujours, elle non plus, un refuge plaisant. Champlain personnifie la mémoire d’une fondation que l’on considère comme heureuse et que l’on fête en conséquence. C’est une mémoire fondatrice d’identités collectives, qui rassemble toutes sortes de gens autour d’images plus ou moins justes de l’histoire. Cette mémoire est une construction. Ici entre en jeu le ciment des figures de rhétorique, dont la commémoration fait un usage souvent immodéré. Pour bien comprendre l’articulation de la mémoire et de l’histoire, et je le dis franchement, pour contribuer à une mise en ordre des notions, j’ai passé en revue plusieurs auteurs. Les définitions que je vous livre ici ne sont pas les miennes, mais elles me permettent de situer sur un terrain maîtrisable la solidarité entre la mémoire et l’histoire. Ces quatre termes — mémoire, histoire, identité et rhétorique — se définissent donc ainsi. Schématiquement, la mémoire et l’histoire sont, pour reprendre l’expression d’Henri Moniot, des « mots-fleuves, dont le contexte d’emploi doit toujours guider l’appréciation ». Les historiens opposent habituellement le sens des deux vocables, et les définitions qu’en donne Henri Moniot résument bien l’état le plus répandu des concepts :
« L’histoire passe pour une activité critique, une enquête fondée sur l’étude de traces sérieuses […], cumulative, analytique, distante, soucieuse d’intelligibilité explicitement construite, aujourd’hui instituée et légitimée donc publique, faite pour être socialement utile mais après le détour et le temps d’une parenthèse savante. La mémoire passe pour affective, sélective, complaisante, synthétique, immédiatement utile, plurielle (en ce sens qu’il en est autant que de groupes et d’individus) et donc limitée, et possiblement privée, du moins si quelque légitimité instituée ne vient pas la bénir elle aussi. » (Moniot, 1994 : 225)
L’identité est aussi un terme polysémique, qui désigne à la fois un état objectif, une représentation de soi et une notion dont la difficulté d’emploi s’accroît lorsqu’on la transpose, comme on le fait avec la mémoire, de l’individu au groupe, et qu’on parle alors d’identité collective. Avec l’anthropologue Joël Candau, j’opte pour l’idée, appuyée par l’observation, « que des membres d’une même société partagent en commun des manières d’être au monde qui contribuent à les définir et qu’ils ont mémorisées sans en avoir conscience, ce qui est d’ailleurs au principe même de leur efficacité. De ce point de vue […] il peut y avoir un noyau mémoriel, un fonds ou un substrat culturel […] partagé par une majorité des membres d’un groupe et qui donne à celui-ci une identité dotée d’une certaine essence. » (Candau, 1998 : 17-18)
L’identité serait donc fondée sur une réalité d’ordre culturel, une représentation commune qui, à l’aide d’un soutien rhétorique, confèrerait à cette représentation un caractère essentiel.
La rhétorique, cette « technologie de persuasion », cimente les identités. Elle est constitutive de la transmission de la connaissance, mais pas sur n’importe quel mode. Il y a, dans la construction des savoirs concernant la société, une forme « holiste » de rhétorique qui fonde l’homogénéité présumée de la société. Les « rhétoriques holistes » seraient, pour reprendre les termes de Joël Candau, ces « totalisations auxquelles nous procédons en employant des termes, des expressions, des figures visant à désigner des ensembles supposés à peu près stables, durables et homogènes, ensembles qui sont conceptualisés comme autre chose que la simple somme de leurs parties […]. Ces rhétoriques holistes font partie de l’héritage de nos disciplines » que sont la sociologie et l’anthropologie, dit Candau, mais j’ajouterais l’histoire, qui a précédé et entraîné les sciences sociales dans cet usage (Candau, 1998 : 21-22).
Au final, la polarité mémoire-histoire permet de penser l’expérience du passé. À un pôle du spectre, la mémoire est la résurgence émouvante et émotive d’une expérience partagée. Elle est davantage dite qu’écrite. Grâce à la psychiatrie et à la psychogénéalogie — je pense aux travaux de Boris Cyrulnik ou d’Anne Ancelin Schützenberger — nous savons qu’elle peut même nous être transmise à notre insu par nos parents et nos ancêtres ; alors elle s’incorpore à nous et devient une seconde nature, nous prescrit des attitudes face au plus fort ou au plus faible, une expérience que les groupes dominés ou dominants pratiquent d’instinct. À l’autre extrémité du spectre, l’histoire est la rationalisation méthodique de la mémoire. Cette rationalisation passe par les traces écrites et la culture matérielle. Mémoire et histoire sont indissociables, ni totalement opposables, ni assimilables l’une à l’autre. La visée de la mémoire, a démontré Paul Ricoeur, est la fidélité à ce qui fut. Mais cette fidélité ne peut être qu’individuelle. Face aux témoignages contradictoires de mémoires présumées toutes fidèles, l’historien agit comme le juge. Car effectivement, il arrive que les témoignages ne concordent pas. L’ambition de l’histoire est d’établir une vérité, ou du moins une certitude, qui dépasse, ordonne et corrige la mémoire.
Quelques mots sur le devoir de mémoire
Le devoir de mémoire, à l’origine, lorsque cette expression est apparue, pour des auteurs comme Primo Levi, était un devoir de témoignage afin que le crime de la Shoah ne disparaisse pas avec les survivants. Nous savons qu’il est ensuite devenu l’argument de certains particularismes, qui par définition troublent l’ordre public, tel que compris par les majorités. On peut comprendre l’inquiétude de Pierre Nora devant la constatation que « L’histoire s’écrit désormais sous la pression des mémoires collectives » (Nora, 1978 : 400). En effet, si la mémoire, légère, virevoltante, évoluant sans contrainte, réussit à déséquilibrer l’histoire pondérée parce qu’elle a le bon droit pour elle, qu’est-ce que l’avenir réserve à la profession ? Mémoire et histoire, ces deux mots au sens symétrique et complémentaire vont-ils s’anéantir mutuellement, comme le craint encore Pierre Nora dans une récente entrevue (Nora, 2008 : 35) ?
Si l’expression « devoir de mémoire » est relativement nouvelle dans le vocabulaire social, ses fondements idéels remontent aux conceptions et aux rituels universels de la commémoration des morts. Elle s’est cristallisée au XIXe siècle sous la forme d’une historiographie commémorative accompagnée de dispositifs sociaux et savants tels que les célébrations de héros et d’événements fondateurs par la littérature, les beaux-arts et l’illustration, l’exhumation des vestiges par l’archéologie, la préservation de monuments historiques et la redécouverte ou l’invention de traditions. Depuis la Seconde Guerre mondiale, il déborde dans le champ judiciaire et politique en prenant la forme des procès pour crimes contre l’humanité. Suite à ce débordement, le devoir de mémoire serait même devenu pour plusieurs chercheurs un «paradigme» nouveau d’envergure mondiale, du moins dans le contexte des politiques du pardon (Labelle et al., 2005 : 2).
Ce « devoir » foisonnant interpelle depuis une vingtaine d’années les historiens spécialisés dans l’étude des représentations collectives du passé. Plusieurs historiens s’élèvent contre le délitement de l’histoire par la mémoire. Pierre Nora, par exemple, estime que le danger réside dans le « fétichisme sacralisateur » de la mémoire (Nora, 1999 : 348), par la « boulimie commémorative » (en entrevue dans Le Devoir, Montréal, 27 septembre 2008, p. H-3) qui repousse l’enquête critique, tandis que Philippe Joutard dénonce les dérapages de la mémoire, le fait qu’elle devienne à l’occasion le « vecteur des intolérances » (Joutard, 1998 : 98).
Résumons les mésusages du « devoir de mémoire ». Il y a d’abord, écrit le philosophe Emmanuel Kattan, la « concurrence des victimes », qui découle du fait que dans notre société, le statut de victime « confère des avantages et des droits » (Kattan, 2002 : 70-71). Il y a ensuite, poursuit-il, une « préoccupation exagérée pour le passé [qui] nous détourne parfois des urgences du présent » (71) ; le devoir de mémoire peut alors avoir pour effet de « déplacer l’accent de l’action vers le souvenir » (72), la mémoire fonctionnant comme une « échappatoire ». « Cette exonération par le devoir de mémoire », enchaîne Kattan, « remplit une fonction analogue à celle du monument commémoratif » qui, « investi de tout le poids de la mémoire, nous libère de l’obligation de nous souvenir » (72).
Mais les débats que suscitent les appels au devoir de mémoire ne sont pas pour autant intrinsèquement problématiques. « Si nous «rejouons» parfois les conflits du passé, rappelle le philosophe, ce n’est peut-être pas tant parce que nous ne pouvons nous en libérer que parce que nous nous efforçons de prendre au sérieux et d’assumer les contradictions de l’histoire récente. Lorsque le passé continue de perturber l’espace du présent, cela signifie qu’il demeure pertinent pour la vie d’une société, que les enjeux qui animent cette dernière continuent d’être investis par la vie du passé. Peut-être alors l’absence de consensus sur la signification du passé est-elle un signe de santé pour une communauté qui, ayant perdu le fil narratif qui l’unissait à l’histoire et à ses ancêtres, met sans cesse en question la transmission de sa mémoire. » (Kattan, 2002 : 120)
C’est probablement ce rôle réparateur que Pierre Nora attribue à la mémoire lorsqu’il affirme, en conclusion d’une entrevue sur les lieux de mémoire, que « la mémoire n’est aucunement paralysante, mais au contraire profondément libératrice » (Nora, 1999 : 348). L’historien n’explicite pas son intuition, mais on peut inférer qu’elle découle de la conviction largement répandue que, comme le dit Kattan, « la liberté passe par la reconnaissance de ce qui nous détermine » (Kattan, 2002 : 118). La liberté résulterait donc de l’effort d’anamnèse, de la poursuite du souvenir dans ses retranchements.
Voici en somme deux possibilités : soit que la mémoire, dans son emploi tyrannique, conduise à l’intolérance, au repli, au communautarisme, soit que, dans son emploi sain, elle procure plus de liberté. C’est cette dernière fonction que préconise l’étude des lieux de mémoire. J’y reviens plus loin.
La mémoire collective, même tragique, donne donc du sens à l’espoir de l’humanité. Il est vrai qu’elle peut devenir obsessive et qu’elle contamine effectivement les mémoires individuelles, qu’elle emprunte parfois les accents déplaisants de la victimation, qu’elle encombre les délibérations de la société par un flux d’émotions. En fait, nous savons tous que rien ne la fera taire tant que l’expérience dont elle parle n’aura pas été reconnue, c’est-à-dire tant que la société au complet n’aura pas procédé à la réintégration des personnes ou des groupes dont elle émane. Elle pourrait ne jamais être heureuse, mais elle peut être apaisée. La reconnaissance du malheur imposé à une minorité devrait soulager l’ensemble de la société d’un lourd poids.
« Je me souviens » : Canadiens français inquiets et Amérindiens refoulés
Peut-être serions-nous plus indulgents pour la mémoire si nous nous rappelions, nous-mêmes, que l’histoire et la mémoire ont été longtemps confondues. Vous connaissez la devise du Québec, « Je me souviens ». Elle illustre bien la confusion originelle de l’histoire et de la mémoire. Dire « je me souviens », c’est de la mémoire, et non de l’histoire. Dans le phénomène du souvenir, on ne se souvient pas de tout un récit national d’un seul coup, mais d’une ribambelle désordonnée d’événements singuliers, de personnages, de mouvements qu’on raccorde les uns aux autres. Dans son contexte original, sur la façade de l’Hôtel du Parlement du Québec où elle est d’abord apparue dans les années 1880, cette formule, « Je me souviens », exprime la mémoire de l’Amérique française. Elle donne un titre à une décoration consistant en statues et en inscriptions, autant de souvenirs en pièces détachées des explorations, des fondations, de l’évangélisation, des combats, puis de la conquête anglaise et enfin l’obtention de la responsabilité politique. Elle exprime la mémoire de la nation canadienne-française, aujourd’hui québécoise, bien affichée sur le seul lieu de pouvoir un peu conséquent de cette nation. C’est une mémoire de survivance et une célébration de l’honorabilité des origines. C’est aussi celle des pouvoirs acquis par les Canadiens français avec la Confédération de 1867, en dépit d’une volonté d’effacement exprimée par Londres dans la répression du mouvement national et démocratique des patriotes. Sur la façade de l’Hôtel du Parlement, rien ne paraît manquer de nos « gloires nationales » — explorateurs, missionnaires, fondateurs et soldats —, ni même quelques Amérindiens primitifs et anonymes et deux « Anglais » au rôle contradictoire : Wolfe conquérant Québec, et Robert Baldwin, l’allié de Louis-Hippolyte LaFontaine dans la conquête de la responsabilité ministérielle. Pourtant, le mouvement patriote est significativement absent. C’est que justement, cette collection de souvenirs est un authentique souvenir-écran qui masque le traumatisme de la conquête, puis l’écrasement du mouvement national. Ici, la mémoire conjure et compense les revers de l’expérience historique.
Lire, dire ou affirmer « Je me souviens », au Québec, revêt un sens impératif, puisqu’il parle de la destinée d’une communauté tout à fait particulière : le Québécois existe par la mémoire de ses grands prédécesseurs. Implicitement, on lui recommande d’être fidèle à cette mémoire collective en agissant en conséquence de ce que le passé prescrit et dans le lieu tout désigné pour le faire : le Parlement, en effet, est un lieu de pouvoir. Cette devise a une portée promissive, en droite ligne avec la « mission providentielle » que le clergé catholique a formulée pour le Canada français : la terre promise est disponible pour quiconque saura se souvenir. Elle est de même portée, cette devise, je pense, que le « zakhor », le « souviens-toi » de la Bible adressé aux juifs, car elle réclame la même fidélité à un destin tout à fait singulier, celui d’une communauté minoritaire qui s’acharne à durer, même si l’expérience québécoise est très loin d’être marquée par les mêmes tragédies.
Nous disons « Je me souviens », mais il y a une autre mémoire que la majorité d’origine européenne a totalement occultée à l’aide de l’histoire officielle, c’est celle de son expérience amérindienne. Dans ce cas-ci, l’histoire a organisé l’oubli au point de contribuer à perpétuer des injustices séculaires dont nous ne savons plus comment nous dépêtrer. À l’échelle des tragédies mondiales, l’éradication des Autochtones d’Amérique est une des plus graves. Mais parce qu’elle date de longtemps et qu’elle n’a pas toujours pris la forme d’un crime de masse, on pense souvent qu’elle est l’effet d’une disparition « naturelle », l’expression de la dure loi de la lutte pour la vie. Des disciplines comme l’anthropologie se sont même constituées dans le creuset de cette croyance. Cette opinion commune pouvait se comprendre avant que l’histoire ne s’établisse comme connaissance scientifique et juste du passé, vers le milieu du XIXe siècle. Mais chez nous, l’histoire n’a pas fait autre chose, jusqu’à récemment, que contribuer à l’éradication des Autochtones. Nous avons bien produit au Québec, comme ailleurs dans le monde, quelques déplorations romantiques sur la chute malheureuse des « Peaux-Rouges », mais le plus souvent, notre science s’est acharnée à démontrer l’infériorité des peuples indigènes et leur inaptitude à se gouverner.
Comment expliquer cet aveuglement ? Bien sûr, il repose sur de très vieilles fondations d’origine européenne, notamment celle de « l’homme sauvage », ainsi que sur l’idée de l’inégalité des races. Il s’appuie aussi sur une pratique de spoliation insidieuse des territoires par l’usage d’alliances et de traités inégaux.
Pourtant, dans la foulée des Lumières et de la déclaration des droits de l’homme, ainsi que le déclin du commerce des fourrures, il aurait été naturel de considérer les Amérindiens comme les égaux des Blancs et de les sortir du statut de pupilles du Roi où ils ont été progressivement confinés. Or, lorsqu’on regarde les dates, une chose nous frappe : l’abolition de l’esclavage des Noirs a été décrétée dans l’empire britannique dans la même décennie 1830 que la création des réserves indiennes et que la consolidation du discours abolitionniste aux États-Unis. Il n’y a pas eu de mauvaise conscience à l’égard des Autochtones comme il y en a eu pour les esclaves. Pourtant, la création des réserves et du statut d’Indien relèvent d’une volonté explicite de faire disparaître les Amérindiens en les décourageant de rester d’éternels condamnés à mort. On a légalisé leur marginalisation sous le prétexte de les protéger des Blancs.
Les seuls à s’être élevés contre cette situation sont les Patriotes, ces républicains de souche française le plus souvent, mais aussi irlandaise, écossaise, anglaise ou américaine, qui ont pris les armes contre le pouvoir colonial et qui, dans leur déclaration d’indépendance du Bas-Canada, en 1838, voulaient rendre les Amérindiens égaux en droits. Les Patriotes voulaient donc relever la condition des Canadiens français et celle des Amérindiens conjointement. Ce désir était-il profond ? Masquait-il des intentions inavouées ? Si ce généreux projet d’émancipation avait réussi, quelle forme aurait-il pris et quelles en auraient été les conséquences ? On ne le saura jamais. Par contre on sait que l’État canadien, héritier du pouvoir colonial qui a écrasé le mouvement patriote, a poursuivi l’œuvre de destruction des Autochtones tout en sachant que, juridiquement, ces derniers conservaient des droits sur leurs territoires.
Ce qui est le plus odieux, c’est que des populations bien réelles, environ 80 000 personnes au Québec, et près d’un million à l’échelle du Canada, vivent aujourd’hui dans un état de sous-développement juridique, politique, économique et social que tout le monde tolère. Bien sûr, ils ne sont pas nombreux. Mais si les Autochtones pèsent sur la conscience québécoise, ce n’est pas en raison de leur poids démographique ou électoral, c’est à cause du poids moral de la dépossession de leur identité. Le statut d’Indien, il faut le rappeler, colle à une peau, la leur comme la nôtre, de la naissance à la mort. Il n’est pas nécessairement accompagné d’une surveillance tatillonne, tout comme le statut d’esclave n’entraînait pas celui de porter des chaînes en permanence. Mais c’est une catégorisation sociale indélébile et qui s’accompagne des pires misères. Si, paradoxalement, les Autochtones ne veulent pas perdre ce statut, c’est qu’il constitue une de leurs rares emprises juridiques sur le pouvoir de la majorité, en attendant mieux.
Bien sûr, il y a parfois des progrès marquants. Après des années de déni, l’État fédéral a offert des excuses, en juin 2008, pour le régime séculaire des pensionnats autochtones qui ont détruit des milliers de vies et qui visaient à saper les cultures ancestrales. Mais comme l’ont fait remarquer plusieurs leaders amérindiens, les Autochtones sont encore loin de détenir les outils de développement qui leur permettraient de s’épanouir dignement. Pire, le même gouvernement s’oppose à la Déclaration des droits des peuples autochtones, ratifiée par les Nations Unies en septembre 2007, au mépris de ses engagements antérieurs, et même si, concrètement, cette déclaration n’est ni exécutoire, ni contradictoire avec ses propres lois.
Cette position n’a presque pas été dénoncée au Québec, contrairement à la participation à la guerre en Afghanistan. Le « Je me souviens » de notre devise s’est arrêté à cet impensable de la condition québécoise qu’est la condition amérindienne. Et l’histoire enseignée s’est révélée inapte à surmonter cet obstacle. Dans la conscience des jeunes Québécois d’aujourd’hui, la condition amérindienne est littéralement dans un angle mort en dépit de grands efforts durant les dernières décennies pour la faire connaître avec moins de condescendance dans les programmes scolaires. J’ai donné un cours d’histoire du Québec à 70 étudiants l’hiver dernier, et j’ai insisté lourdement sur la présence amérindienne dans notre histoire et sur la quête de dignité des Autochtones. Seulement quatre d’entre eux ont mentionné la réalité autochtone dans le petit bilan de fin de session que je leur ai demandé à tous d’écrire.
L’histoire des historiens contribue même à anéantir les droits des Amérindiens devant les tribunaux, quand l’État le lui demande. Dans les procès qui ont cours sur les revendications territoriales, on demande aux historiens, par exemple, de contrecarrer la mémoire ancestrale de l’occupation du territoire par des faits documentés. C’est la mémoire fragile, le pot de terre indigène, contre le document solide, le pot de fer européen. J’ai moi-même brièvement participé à de telles recherches. Dans ces équipes, il y a des chercheurs bien intentionnés qui ne cherchent qu’à gagner honnêtement leur vie. On ne leur demande pas de presser sur la gâchette, car ce sont les avocats qui s’en chargent. Il faut s’interroger quand même : est-ce que les historiens ne fournissent pas les munitions des avocats ? Le seul alibi de ceux qui travaillent pour l’État est que les Amérindiens disposent maintenant des moyens de faire travailler des historiens pour eux. En somme, nous nous donnons l’illusion de nous battre à armes égales. C’est oublier qu’une longue mémoire de domination imbriquée dans la loi fausse continuellement les enjeux.
L’actualité du lieu de mémoire
Le projet des lieux de mémoire de Pierre Nora avait à l’origine pour ambition d’analyser dans quels lieux, quels « topoï » s’est formée, sédimentée et retransformée la mémoire nationale française afin de mieux saisir sa persistance et ses résonances contemporaines. À une étape assez avancée de son entreprise critique — car cette notion évolue —, il propose la définition suivante : « Le lieu de mémoire suppose, d’entrée de jeu, l’enfourchement de deux ordres de réalités : une réalité tangible et saisissable, parfois matérielle, parfois moins, inscrite dans l’espace, le temps, le langage, la tradition, et une réalité purement symbolique, porteuse d’une histoire. […] Ce qui compte pour [l’historien] n’est pas l’identification du lieu, mais le dépli de ce dont ce lieu est la mémoire. Considérer un monument comme un lieu de mémoire n’est nullement se contenter de faire son histoire. Lieu de mémoire, donc : toute unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique du patrimoine mémoriel d’une quelconque communauté. » (Nora, 1992 : 20)
Défini ainsi, le lieu de mémoire est sûrement le lieu d’une désacralisation. Cette dernière opération est le préalable, pour les membres d’une collectivité, à une prise de décision, comme sujets politiques, de ce qu’ils veulent classer, ranger ou mettre en valeur dans leur héritage « d’ordre matériel ou idéel ». C’est en ce sens, lorsqu’elle est mise à distance, objectivée puis réappropriée, que la « mémoire libère ». Ériger des monuments écrits ou sculptés aux morts, rendre hommage aux disparus nous permet, soit de nous délier du regret de leur survivre, soit de nous encourager à dépasser leur œuvre sans leur porter ombrage. La mise en mémoire nous permet de nous tourner vers le futur sans renoncer à ce qui nous constitue.
On peut penser que les historiens sont les plus sûrs artisans de la désacralisation parce qu’ils abordent la mémoire comme des arpenteurs : ce territoire qui en impose et fascine par son ampleur, ils le quadrillent avec des instruments de mesure, le découpent et le rendent propre à une colonisation méthodique par la raison et dans un but de compréhension. Pourtant, ils ne sont pas au-dessus de tout soupçon lorsqu’ils opèrent. Leurs pratiques sont contradictoires. Ils alimentent les lieux de mémoire en leur donnant une caution scientifique, quand ils n’en sont pas carrément les inventeurs ; dans un mouvement contraire, ils peuvent en être les plus impitoyables critiques.
Cette ambivalence intrinsèque à l’opération historienne, qui se constitue à la fois à l’intérieur de la mémoire et prétend s’en détacher pour l’objectiver, est à la source du malaise exprimé par Pierre Nora. La notion de lieu de mémoire est un outil analytique efficace, puisqu’elle permet de « déplier » les mémoires et, le cas échéant, de désamorcer leur capacité de nuire. Mais à l’extérieur du champ historique, les entrepreneurs mémoriels — issus des champs politique et médiatique, en particulier — ont transformé la notion de « lieu de mémoire » en son contraire en proclamant l’obligation sociale d’un devoir de « mémoire » qui cristallise cette dernière dans bien des situations où s’impose d’abord un devoir de « compréhension ».
Entre l’apparition de la devise « je me souviens » et aujourd’hui, la sociologie et la méthodologie de l’histoire ont profondément changé. On peut parler d’une rupture mémorielle, pour reprendre l’expression de Krzysztof Pomian. L’histoire est devenue le mode d’accès dominant du public à son passé, en remplacement de la tradition. Le public se fait plus présent dans les affaires de l’État. Mais avec leur professionnalisation, les historiens ont pris leurs distances avec le pouvoir et avec la mémoire de ce pouvoir. Les sciences sociales ont établi de nouvelles normes dans la recherche sur le passé. L’histoire sociale est née d’une demande publique pour comprendre les phénomènes et les réalités que les sciences sociales ont mis au jour. L’histoire a aussi découvert la mémoire collective et elle s’est mise à l’étudier.
C’est dans ce contexte de transformations profondes qu’est apparue la notion de lieu de mémoire. Pierre Nora a bien expliqué le terreau dans lequel elle a germé en France : une perte d’influence sur le plan international, la fin des grandes utopies de gauche et de droite, une fragmentation sociopolitique, toutes conduisant un public inquiet et incertain sur l’avenir à se replier sur son passé et à se reconnaître dans une histoire en miettes. Ces bouleversements ne sont pas propres à la France, ils travaillent en fait tous les pays construits sur le paradigme de la nation, ce qui explique pourquoi la notion est devenue exportable.
La fortune du mot mémoire tient sans doute à d’autres facteurs encore. Le XXe siècle a aussi été celui d’une histoire marquée par les guerres, les totalitarismes et les génocides. La mémoire est nostalgique et cotonneuse, tandis que l’histoire, en plus d’être chirurgicale, est tragique.
À mon avis, le projet initial de Pierre Nora ne s’est pas retourné contre lui-même, et je ne peux comprendre l’amertume de son auteur à ce sujet que par le fait qu’on ait détourné cette notion analytique de son sens soit pour re-célébrer la nation, alors qu’il s’agissait de démonter les mécanismes de cette célébration, soit pour imposer aux historiens, à travers des lois mémorielles, des schémas interprétatifs, ou leur en interdire d’autres, et cadenasser ainsi les débats critiques.
L’expression « lieu de mémoire », c’est une heureuse trouvaille qui permet de donner à l’histoire sociale un nouveau territoire d’enquête. On devrait la tenir en haute estime et en approfondir la portée. En fait, la notion de lieu de mémoire est pour l’histoire non seulement un outil d’analyse efficace sur les pleins et les vides de la mémoire, mais un moyen de contrecarrer les mauvais usages de la mémoire en offrant à la société les moyens toujours renouvelés de comprendre la sinuosité de ses origines et ainsi, mieux discuter de son avenir. Elle permet d’effectuer l’articulation de la mémoire sociale, qui est son objet, du savoir méthodique, qui est son moyen, et de la société en projet, qui est sa visée. Elle suppose donc le maintien d’une ferme distinction entre la mémoire et l’histoire, mais aussi une reconnaissance de leur solidarité, et finalement la réaffirmation du devoir d’histoire. Elle permet aussi l’interdisciplinarité, car elle peut servir de langage commun entre toutes les disciplines parentes de l’histoire. Le lieu de mémoire, une sorte d’esperanto scientifique : pourquoi pas ?
Par exemple, elle nous aide à replacer en contexte les diverses mémoires québécoises, et ainsi à détecter les contresens et les anachronismes. Face au phénomène de l’oubli d’une partie de l’humanité qui vit au Québec, elle permet à l’histoire de soulever des questions dont la portée dépasse les calculs politiciens. Face aux rhétoriques mémorielles, elle permet de rétablir un débat raisonné sur l’expérience historique, qui n’exclut pas les passions, mais qui les ventile et libère les consciences. Ce n’est pas peu. Et c’est sur cette ambition d’une réconciliation de la mémoire avec l’histoire que je m’arrête.