Tocqueville, la Touraine et le Bas-Canada1
Carl Grenier
Professeur associé
Département de science politique de l’Université Laval
Alexis de TocquevilleSource : Wikipedia L’encyclopédie
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L’année 2009 marque le cent-cinquantième anniversaire de la mort d’Alexis de Tocqueville, penseur et homme politique français, dont le souvenir et l’œuvre restent bien vivants aux États-Unis, alors que son orientation ‘libérale’ lui vaudra une longue éclipse dans son propre pays. Ce n’est que vers la fin des années 1960, sous l’influence de François Furet et de Raymond Aron, que la France redécouvre Tocqueville, qu’Aron place résolument au rang des fondateurs de la sociologie.
Le voyage aux États-Unis
C’est en 1831 que Tocqueville, alors âgé de 26 ans, et son ami Gustave de Beaumont, qui occupent alors l’un et l’autre des postes mineurs au tribunal de Versailles, vont effectuer (à leurs frais!) un voyage de dix mois aux États-Unis pour y observer le système pénitentiaire américain dans la perspective d’une réforme du système correctionnel français. Ce n’est pourtant pas leur rapport (publié en 1832) sur ce sujet qui valut une célébrité quasi-instantanée à Tocqueville mais bien son ouvrage majeur De la démocratie en Amérique (1835) qui le propulse entre autres honneurs à l’Académie française dès 1841.
La découverte du fait français
Un voyage d’étude comporte souvent un volet ‘touristique’ : Tocqueville, peut-être inspiré par son célèbre petit-cousin Chateaubriand, tient à pénétrer la partie plus sauvage des États-Unis, et c’est à l’occasion d’une excursion dans la région des Grands-Lacs qu’il est surpris de rencontrer des francophones : « Toute la population de [Sault] Sainte-Marie est française. Ce sont de vieux Français gais et en train comme leurs pères et comme nous ne le sommes pas. Tout en conduisant nos canots, ils nous chantaient de vieux airs qui sont presque oubliés maintenant chez nous. Nous avons retrouvé ici le Français d’il y a un siècle, conservé comme une momie pour l’instruction de la génération actuelle »2.
Tocqueville est surpris car il croyait comme la plupart de ses contemporains français que les descendants des colons français, abandonnés par la France lors de la cession de ses colonies d’Amérique du Nord quelque soixante-dix ans auparavant, avaient été assimilés par leurs nouveaux maîtres. Du coup, il décide de visiter le Bas-Canada, essentiellement Montréal et Québec, où il fera, toujours avec son ami Beaumont un court séjour du 20 août au 2 septembre 1831.
Les observations de Tocqueville sur le Bas-Canada
Cette rapide ‘excursion’ au cœur de l’ancienne Nouvelle-France est loin d’être aussi bien planifiée que le séjour aux États-Unis, et Tocqueville ne rassemblera pas ses notes ou la substance des quelques lettres rapportant ses observations à des proches en un tout cohérent. Malgré la brièveté de son séjour, l’acuité de perception et la profondeur d’analyse manifestes de ses œuvres subséquentes sont bien présentes dans le regard qu’il porte sur ce qui deviendra le Québec quelques années plus tard.
La domination des Britanniques sur tout ce qui touche l’économie le frappe; il trace un portrait assez flatteur du caractère du peuple canadien: « Somme toute, ce peuple-ci ressemble prodigieusement au peuple français(…) Gais, vifs, railleurs, aimant la gloire et le bruit, intelligents, éminemment sociables, leurs mœurs sont douces et leur caractère serviable. Le peuple est en général plus moral, plus hospitalier, plus religieux qu’en France. Il n’y a qu’au Canada qu’on puisse trouver ce qu’on appelle un bon enfant en France. L’Anglais et l’Américain est ou grossier ou glacé ».
Au plan politique, Tocqueville constate que ses interlocuteurs voient très bien que « la race anglaise s’étend autour d’eux d’une manière alarmante » et qu’ils « finiront par être absorbés », mais « ils ne voient pas clairement le remède ». Après avoir observé le fonctionnement d’un tribunal civil à Québec, Tocqueville conclut sombrement « que le plus grand et le plus irrémédiable malheur pour un peuple c’est d’être conquis ». Sans être complètement pessimiste, il regrette l’absence apparente de leadership : « Au total cette population nous a paru capable d’être dirigée quoique encore incapable de se diriger elle-même. Nous arrivons au moment de la crise. Si les Canadiens ne sortent pas de leur apathie d’ici à vingt ans, il ne sera plus temps d’en sortir. Tout annonce que le réveil de ce peuple approche. Mais si dans cet effort les classes intermédiaires et supérieures de la population canadienne abandonnent les basses classes et se laissent entraîner dans le mouvement anglais, la race française est perdue en Amérique. Et ce serait en vérité dommage car il y a ici tous les éléments d’un grand peuple ».
Le retour en France
À son retour en France, Tocqueville va continuer à s’intéresser de loin à ce qui se passe en Amérique du Nord. Il va porter un jugement assez sévère sur l’effort colonisateur de la France, qui pâtit d’une comparaison avec l’effort colonisateur des Anglais, notamment au chapitre de la grande tendance française à tout régler à partir du centre. Lorsqu’éclate en 1837 la révolte qu’avait pressentie Tocqueville au moment de son passage au Bas-Canada, il refuse à son ami et traducteur anglais Henry Reeve, qui occupe également la haute fonction de greffier du Conseil privé, de conseiller le gouvernement britannique sur la politique à suivre… Il citera plus tard le Rapport Durham dans une intervention de son siège de député pour critiquer la politique coloniale française : « Ce rapport jette de grandes lumières, non seulement sur la question du Canada, mais sur celle de l’Algérie (…) Ce sont les mêmes fautes produisant les mêmes malheurs ».
Vingt ans après son voyage en Amérique, le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte met fin à la carrière politique de Tocqueville. Sur les conseils de ses médecins, il séjourne à Tours pendant près d’un an, pour mieux soigner sa tuberculose. C’est là, en dépouillant systématiquement les archives que Tocqueville achève de rédiger sa dernière grande œuvre L’Ancien Régime et la Révolution.
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Résumé d’une conférence prononcée devant les membres de l’Association Touraine-Canada à Tours le 18 juin 2009
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Notes : les citations proviennent toutes soit de l’ouvrage de Jacques Vallée Tocqueville au Bas-Canada, Éditions du Jour, 1973, ou du choix de textes commentés de Claude Corbo Regards sur le Bas-Canada, d’Alexis de Tocqueville, paru chez TYPO en 2003.