Tocqueville un destin paradoxal
Jean-Louis Benoît, agrégé de l’Université, docteur ès Lettres, professeur des Classes Préparatoires aux Grandes Écoles, a participé à de nombreux colloques consacrés à ce Tocqueville et a publié plusieurs ouvrages, dont les principaux sont « Tocqueville moraliste », « Tocqueville un destin paradoxal » et « Comprendre Tocqueville ». Le professeur Benoît a résumé ci-dessous, pour nos lecteurs, son exposé. L’intégralité du texte peut être consultée sur le lien suivant : http://jeanlouisbenoit.hautetfort.com/
Tocqueville est, avec Montesquieu, l’un des deux plus grands penseurs politiques français et le plus fameux analyste de la démocratie moderne, de sa nature, de ses risques et de ses enjeux, dont les problématiques demeurent d’une parfaite actualité géopolitique dans tous les pays dont l’état social devenant démocratique permet d’envisager le passage à une démocratie réelle1.
Nul n’est prophète en son pays
Tel est le premier paradoxe du destin de Tocqueville : on accorde beaucoup plus d’importance à son œuvre, aujourd’hui, dans nombre de pays étrangers que dans son propre pays. En 2005, année du bicentenaire de sa naissance, les chaines de télévision françaises à vocation culturelle, ne consacrèrent pas une seule minute à l’évocation de cet anniversaire !
Deux articles seulement, cette même année, dans la presse nationale : le 29 mai, Nicolas Weil posait dans Le Monde la question : Peut-on encore être tocquevillien aujourd’hui ? A quoi l’ancien directeur du journal, André Fontaine, répondait quelques semaines plus tard : « Adieu Tocqueville ».
Rien dans les hebdomadaires qui prétendent assurer un relais culturel et médiatique : Le Point, Le Nouvel Observateur, L’Express2; pour eux, la cause était entendue, seul Marianne publia une recension de Tocqueville un destin paradoxal, paru au mois de mai.
« Nul n’est prophète en son pays », ce n’est pas nouveau, mais il est choquant que Tocqueville demeure quasiment inconnu de la majorité des citoyens français alors qu’aux Etats-Unis il figure désormais pratiquement au rang des Pères Fondateurs, et que les analystes politiques américains jugent encore, en ce début de millénaire, de la santé de la démocratie américaine, à l’aune du diagnostic posé sur les forces et faiblesses, les vertus et les vices du système dans De la démocratie en Amérique – 1835 –3.
Légitimiste de cœur, démocrate par raison
Le second paradoxe n’est pas moindre, Tocqueville disparut de l’horizon intellectuel et politique français pendant trois-quarts de siècle, à partir des années 1870-75, où une partie de ceux qui instaurèrent et affermirent la IIIe République (bien que venant d’horizons différents) se référaient encore à lui.
Cette disparition tient à notre historiographie républicaine qui entendait mettre en place un substrat idéologique simple, facile à enseigner, fait d’oppositions entre l’Ancien Régime et la République, l’aristocratie et le peuple, le bien et le mal ; conception manichéenne qui persiste dans la mentalité de la majorité des citoyens, et plus encore des idéologues qui opposent démocratie et République ; impossible pour eux d’admettre que Tocqueville, véritable aristocrate issu d’une famille de légitimistes ait pu se revendiquer des valeurs de 1789, devenir le penseur de la démocratie moderne, et un authentique républicain, un « émigré de l’intérieur » opposant sans faille à Napoléon III qu’il ne cessa de considérer comme un despote, alors même qu’il reconnut lors des élections d’avril 1848, n’être qu’un « républicain du lendemain ».
Malesherbes, l’illustre bisaïeul
Pour comprendre ce paradoxe d’un Tocqueville, légitimiste de cœur mais démocrate par raison, il faut en revenir à l’une des clés qu’il nous donne lui-même quand il affirme : « C’est parce que je suis le petit-fils de Malesherbes que j’ai écrit ces choses »…
Toute sa vie durant, il se référa, dans les moments les plus graves de son existence, à son illustre bisaïeul4 ; directeur de La Librairieet en charge du contrôle des publications, il était en même temps l’ami des philosophes des Lumières. C’est à lui que l’on doit l’édition française de L’Emile, c’est lui qui sauva La Grande Encyclopédie qu’il était chargé de retrouver et de détruire ; c’est également lui qui devenu président de la Cour des Aides, multiplia les Remontrances contre l’absolutisme royal de Louis XV, ce qui lui valut d’être exilé.
Rappelé par Louis XVI, deux fois ministre, il s’efforça en vain de mettre en place les réformes qui auraient pu sauver le régime. Arrêté en 1793, avec les siens, il demanda à être l’avocat du roi devant le peuple, comme il avait été celui du peuple devant le roi, ce qui lui valut d’être guillotiné avec cinq des siens, destin inévitable mais accepté par avance !
Malesherbes était donc un singulier personnage, Janus Bifrons, aristocrate, défenseur des libertés mais opposé aux fureurs révolutionnaires ; tel fut l’homme que Tocqueville se donna comme modèle humain, moral et politique quand il entreprit d’instaurer « une science politique nouvelle » afin que la raison préside à la vie politique dont il voulait croire qu’elle pût être rationnelle.
La suite des événements lui prouva qu’en politique la passion l’emporte souvent sur la raison, et il se heurta à la résistance du monde sans pouvoir en venir à bout, sans réussir, par exemple, à convaincre Pie IX de donner une constitution libérale à ses Etats (lorsque Tocqueville était ministre des Affaires Etrangères en 1849, en charge de la question romaine), sans réussir à dissuader Louis-Napoléon Bonaparte de faire un coup d’Etat contre la République dont il était le premier Président élu au suffrage universel.
Tocqueville retrouvé
Signalons pour terminer un dernier paradoxe concernant, celui-ci, la réception actuelle de Tocqueville en France5. On admet généralement, et l’on répète à l’envi, que l’on devrait au seul Raymond Aron la redécouverte de Tocqueville dans – et par – l’université française.
En 1967, il publie chez Gallimard Les étapes de la pensée sociologique, dans lesquelles il consacre cinquante pages à Tocqueville (mais quatre-vingts à Marx) ; en 1979, il écrit dans le premier numéro de The Tocqueville Review/La revue Tocqueville, un article d’une vingtaine de pages au titre significatif : Tocqueville retrouvé !
La cause est entendue, à Aron, seul, reviendrait tout le mérite… Il est vrai qu’en ces années de Guerre Froide, Aron engage Tocqueville dans le combat idéologique du moment comme héraut (et héros) d’un libéralisme dont la dernière page de la première Démocratie devient le Credo :
« Il y a aujourd’hui sur la terre deux grands peuples qui, partis de points différents, semblent s’avancer vers le même but: ce sont les Russes et les Anglo-Américains.(…)
L’Américain lutte contre les obstacles que lui oppose la nature; le Russe est aux prises avec les hommes. L’un combat le désert et la barbarie, l’autre la civilisation revêtue de toutes ses armes: aussi les conquêtes de l’Américain se font-elles avec le soc du laboureur, celles du Russe avec l’épée du soldat.
Pour atteindre son but, le premier s’en repose sur l’intérêt personnel, et laisse agir, sans les diriger, la force et la raison des individus.
Le second concentre en quelque sorte dans un homme toute la puissance de la société.
L’un a pour principal moyen d’action la liberté; l’autre, la servitude.
Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses; néanmoins, chacun d’eux semble appelé par un dessein secret de la Providence à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde ».
Voici donc Tocqueville baptisé prophète alors qu’il est plus exactement un analyste très rationnel, doué de cet esprit de finesse cher à son maître Pascal.
Il est vrai qu’en ces temps, toute l’intelligentsia française élabore ces « Marxismes imaginaires » que dénonce Aron ; tous les normaliens supérieurs du temps sont de religion althussérienne6 et vouent Tocqueville aux gémonies ! Si bien qu’aujourd’hui la double vulgate tocquevillienne et anti-tocquevillienne opère bien à tort une identification Tocqueville/Aron, comme si Tocqueville se réduisait à la lecture qu’en aronienne, comme si cette lecture était totale et indépassable, comme si – depuis les années 70 – aucun travail de recherche n’avait donné lieu à des approches nouvelles et très importantes aux Etats-Unis ou en France.
Depuis peu, un courant d’extrême gauche se livre, au nom de ce principe réducteur, à une critique virulente contre un « tocquevillisme » imaginaire ! D’ailleurs, pour les mêmes, « Tocqueville n’existe pas » ! Pour les tenants de cette mouvance idéologique, n’existe, en guise de Tocqueville, que ce que les tocquevilliens ou pseudo-tocquevilliens ont pu en écrire ; et, au bout du compte, tous ces pseudo-tocquevilliens ne sont tous que des figures spectrales, des échos de Raymond Aron !
La rationalité souffre bien un peu de cet avatar néo-structuraliste, la solidité historique du propos également, comme le souligne Pierre Vidal-Naquet, dans son dernier texte relatif à l’ouvrage d’un de ces auteurs :
« Dommage que ce livre, à la fois boursouflé et hâtif, ne puisse pas vraiment faire la preuve des bonnes intentions dont il est pavé. Nous sommes trop foncièrement anticolonialistes pour nous en réjouir. Il reste que l’air du temps de la dénonciation médiatique ne suffit pas à arrimer à la science des convictions et à faire d’OLCG un historien plausible7 ».
Mayer, Aron, Lefebvre, Soboul, Furet, Lefort et quelques autres…
Ce paradoxe concernant la réception de Tocqueville se trouve renforcé pour deux raisons complémentaires : l’incapacité de la droite traditionnelle8de comprendre la portée de l’œuvre de Tocqueville et le fait que, horresco referens, la quasi totalité de ceux qui ont redécouvert Tocqueville depuis la seconde guerre mondiale étaient de formation marxiste et/ou avaient une bonne connaissance du marxisme !
René Rémond souligne à juste titre la triple origine des droites françaises, mais, par-delà cette distinction pertinente, il existe un fond idéologique de la vieille droite française qui de Barrès à Maurras, de l’Action Française au maréchalisme et/ou au pétainisme, en passant par les protecteurs de Touvier et Bousquet, ne peut voir en Tocqueville qu’un « criminel », « un quarante-huitard en peau de lapin »9, ou plus simplement un homme d’opinions, du juste milieu, un Joseph Prudhomme de la politique.
Le titre du livre publié par Antoine Rédier, membre de l’Action Française, est à lui seul tout un programme : Comme disait M. de Tocqueville…
Et pourtant Rédier entendait rendre hommage à Tocqueville en tentant d’établir comment il aurait pu, ou dû, faire un antidémocrate raisonnable !
En revanche on oublie de rappeler qu’en 1938, c’est un Juif Allemand, spécialiste de Marx, réfugié en Angleterre qui propose à Gallimard d’entreprendre l’édition des œuvres complètes de Tocqueville. Les deux premiers volumes ont été publiés en 1951, vingt-sept autres ont été édités depuis, les trois derniers volumes, devraient, espérons-le, paraître sous peu.
Raymond Aron, qui succéda à Mayer dans l’édition des Oeuvres Complètes, fut certes celui qui mena le combat du libéralisme contre le marxisme, est lui-même un très bon connaisseur de Marx ; il se qualifiait parfois, non sans ironie, de “marxien”, et il écrit : « Je suis arrivé à Tocqueville à partir du marxisme, de la philosophie allemande et de l’observation du monde présent (…). Je pense presque malgré moi prendre plus d’intérêt aux mystères du Capital qu’à la prose limpide et triste de La Démocratie en Amérique ».
En 1953, c’est un marxiste, Georges Lefebvre qui rédige une intéressante introduction à l’édition Gallimard de l’Ancien Régime et la Révolution, en 1968, Albert Soboul, marxiste lui aussi, et titulaire de la chaire d’histoire de la Révolution française à la Sorbonne, rédige pour l’Encyclopaedia Universalis l’article « Révolution » dans lequel il consacre un développement important sur Tocqueville et son « histoire philosophique de la Révolution ». Certes François Furet, marxiste lui aussi, mais « apostat », critique la lecture de ses deux « ex-coreligionnaires » en marxisme, mais cela n’ôte rien au fait que leur culture marxiste, comme celle d’un Lefort10, qui anime la revue Socialisme ou Barbarie avec Castoriadis, a joué un rôle majeur dans leur capacité à appréhender l’œuvre de Tocqueville.
Mais au-delà du paradoxe il convient d’en revenir à Tocqueville lui-même et de relire, par exemple, l’introduction de la première Démocratie, L’Etat social et politique de la France avant et depuis 1789, L’Ancien régime et la Révolution pour comprendre comment et pourquoi des historiens marxistes, ou connaissant bien l’œuvre de Marx ont lu avec grand intérêt le cheminement de l’Histoire décrit par Tocqueville, la montée économique de la bourgeoisie et le déclin de la puissance des grands féodaux dont la richesse reposait sur le fief – la terre -, et le passage de l’aristocratie à la démocratie à partir d’un système de classes-castes. Mais il faut également relire l’ensemble des textes de Tocqueville concernant l’économie pour comprendre qu’il n’est pas possible de faire de lui, comme l’a fait Hayek, un théoricien du (néo)-libéralisme économique11.
Dans la période troublée qui est la nôtre, après les multiples errances de la démocratie, au siècle dernier et aujourd’hui encore, la lecture de Tocqueville demeure un exercice salutaire.
Tocqueville n’est pas un maître penseur mais un maître à penser, qui ne nous propose pas un ensemble de réponses idéologiquement marquées mais une méthode qui repose sur un volontarisme éthique du politique.
- Tocqueville est l’un des premiers à utiliser le concept d’« état social », et sans doute le premier à employer celui d’ « état social démocratique », mais contrairement à ce qu’écrivent bien des analystes, la démocratie n’est pas réductible à l’ « état social démocratique » qui suppose une relative égalité des conditions, une mobilité sociale et une montée en puissance de l’opinion publique; mais cet « état social démocratique » peut précéder la démocratie, lui survivre quand elle est renversée par un coup d’Etat comme celui de Napoléon III ou celui des colonels grecs : l’ « état social démocratique » ne coïncide pas nécessairement avec l’existence d’un régime politique authentiquement démocratique. Voir à ce sujet : http://classiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/tocqueville_et_la_presse/tocqueville_et_la_presse.html
- Editions Bayard, mai 2005.
-
Robert D. Putnam : Bowling Alone: America’s Declining Social Capital, Simon & Schuster, New York, 2000. Sous le même titre : De la Démocratie en Amérique, Tocqueville a rédigé deux livres différents et complémentaires, le premier publié en 1835 et le second en 1840 ; mais il s’agit bien, pour lui, d’un seul ouvrage dont les deux parties, de nature différente, constituent un diptyque.
- Tocqueville était l’arrière-petit-fils de Malesherbes. En 1794, ses parents, jeunes mariés, enfermés avec les six autres membres de la famille à Port-Libre, n’échappèrent à la guillotine qu’en raison de la chute de Robespierre.
- Je reprends ici des éléments développés dans ma conférence du 15 octobre à l’Uqàm, à l’invitation d’Yves Couture.
-
Dont bien sûr Bernard Henry Lévy, qui n’a aucune raison de faire exception !
-
ESPRIT, nov 2005, p. 165-177.
-
J’entends celle qui précède Raymond Aron qui, lui, n’appartient d’ailleurs pas, à mon sens, à la droite traditionnelle par la formation, les valeurs et une certaine tradition antisémite de celle-ci…
-
J.Y. Cousteau, le frère de l’illustre commandant, écrivit en 1942, dans Je suis partout (dont il était rédacteur en chef), un article intitulé : Alexis de Tocqueville, un quarante-huitard en peau de lapin. Avant lui, un autre penseur réactionnaire notoire, Léon de Montesquiou avait commis, en avril 1903, dans L’Action française, un article titré : Monsieur de Tocqueville, vous êtes un criminel.
-
Lefort a été professeur de sociologie à l’Université de Caen pendant plusieurs années et il a eu notamment pour étudiant Marcel Gauchet ; l’un et l’autre ont fait une vive critique du communisme et de l’Union soviétique. La lecture que Lefort fait de l’œuvre de Tocqueville présente un intérêt certain dans la mesure où il est plus soucieux d’en dégager la vérité et le caractère propre que de l’intégrer de force dans une perspective qui ne serait pas la sienne.
-
Le lecteur pourra se reporter à Tocqueville, textes économiques, anthologie critique, que nous avons publié, Eric Keslassy et moi, et qu’il pourra consulter en ligne sur : http://classiques.uqac.ca/classiques/De_tocqueville_alexis/textes_economiques/textes_economiques.html