Tocqueville et Beaumont, deux Français au Bas-Canada
21 août 3 septembre 1831
Lettres et journal de voyage de Beaumont
Mémoires vives a publié dans les bulletins précédents la correspondance que Tocqueville adresse aux siens concernant le projet de voyage puis le séjour au Bas-Canada ; le texte du second bulletin présentait les notes prises par Alexis dans ses carnets de voyage, selon sa pratique habituelle ; dans ce numéro Jean-Louis Benoit présente les lettres et les extraits du journal de Gustave de Beaumont, qui accompagne Alexis de Tocqueville dans son voyage au nouveau monde.
Par Jean Louis Benoit
Le lecteur découvrira que le contenu des textes de Beaumont n’est pas d’une nature très différente de ceux de Tocqueville. Quel est donc l’intérêt de les présenter ici ? Il est double, question de publication et de point de vue.
Question de publication : alors que les textes de Tocqueville ont déjà donné lieu, ainsi que nous l’avons indiqué, à plusieurs publications, la correspondance familiale de Beaumont et les extraits de son journal de voyage n’ont été publiés qu’une fois et dans une édition quantitativement limité [1], si bien que ces textes sont quasiment introuvables. Il nous a donc semblé judicieux de les mettre à disposition du lecteur.
Question de point de vue : si le contenu des textes et notes de Beaumont et de Tocqueville est globalement identique, les variantes et différences existant nous offrent une sorte de vue stéréoscopique qui donne du relief à certaines questions particulières. Tocqueville et Beaumont relèvent l’existence et l’importance du métissage, mais pour ce dernier, ce thème constituera la problématique centrale de son roman Marie ou de l’esclavage aux Etats-Unis qui paraît la même année que La démocratie en Amérique. Les deux amis avaient renoncé à publier un ouvrage commun [2] sur les Etats-Unis ; ils avaient signé leur traité de Tordesillas : Tocqueville traiterait des institutions américaines et Beaumont des mœurs.
Gustave de Beaumont
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Son roman de mœurs, que la publication de ses textes, ici, doit inciter à lire, est l’histoire de l’amour impossible d’une jeune femme – qui porte le même prénom, Marie, que la maîtresse, puis la femme de Tocqueville – blanche d’apparence, mais d’origine métissée puisque du sang noir coule dans ses veines…une petite quantité, mais dans une société raciste et racialiste, une goutte de sang noir constitue une tache indélébile. Le héros-narrateur, venu d’Europe la convainc cependant d’accepter de l’épouser, à New York, où une telle alliance est théoriquement possible. Mais le mariage est rendu impossible par une émeute raciste.
Dans les états du Sud, les Noirs et métis n’ont aucun droit civique ; ces droits qu’ils possèdent théoriquement dans les Etats du Nord-Est, non esclavagistes. Mais ils ne peuvent les faire valoir sans risquer leur vie ! Ils ont le droit de vote, mais ils ne sortiraient pas vivants du bureau de vote…
James Buchanan, 15° Président des Etats-Unis
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Tocqueville et Beaumont disent leur admiration pour la démocratie américaine, mais l’un et l’autre dénoncent qu’elle se soit établie sur un double crime contre l’humanité [3]. Tocqueville est le premier à dénoncer l’esclavage en ces termes dans le courrier qu’il adresse à ses amis américains, en janvier et avril 1857, lorsque le président Buchanan étend l’esclavage aux nouveaux Etats de l’Union.
Pour Tocqueville, comme pour Beaumont, la société américaine ne sera réconciliée avec elle-même, pour former une démocratie véritablement juste et digne de ce nom que le jour où elle sera vraiment capable d’admettre le métissage. Entre l’abolition de l’esclavage et la reconnaissance des droits civils des Noirs, il fallut attendre exactement un siècle et cent soixante-dix-sept ans se sont écoulés entre le voyage de Beaumont et l’élection du premier président métis des Etats-Unis.
A leur retour des Etats-Unis, Tocqueville et Beaumont dénoncent ce double crime contre l’humanité mais ne peuvent savoir ni quand, ni comment, un terme pourra être mis à cette ignominie ; mais les deux sont assurés que cela prendra beaucoup de temps et coûtera une quantité de sang et de larmes. Et, sur ce point, les textes de Beaumont apportent un complément remarquable aux textes de Tocqueville.
Au lecteur de découvrir, s’il le souhaite, le texte du roman de Beaumont désormais accessible sur internet.
Fragment d’une lettre à son frère Achill
Carte du détroit entre le lac Supérieur et le lac Huron avec le sault Sainte Marie et le poste de Michillimakinac / dressé sur les manuscrits du Dépôt des cartes et plans de la marine par N.B.Crédit BNF |
A bord du Supérieur, lac Michigan, 11 août 1831
(…) A mesure qu’on avance dans le Nord, on trouve un plus grand nombre d’Indiens ou, pour mieux dire, les sauvages sont en grand nombre partout où les Européens ne sont pas encore. Il y a du côté du Saut Sainte-Marie certaines contrées dans lesquelles les Indiens resteront encore longtemps. Les terres y sont presque stériles ; ce ne sont que des rochers qui formeront toujours un obstacle à la culture. Du reste, il suffit que l’Européen paraisse dans un endroit pour que l’Indien fuie ; et ce n’est pas chez ce dernier une affaire de sentiment : il fuit parce que le gibier dont il a besoin pour vivre a fui le premier. –
Beaucoup de personnes croient que les races indiennes sont presque anéanties et qu’il ne reste plus que quelques tribus errantes dans les forêts du Nord : c’est une erreur. Il y a encore trois ou quatre millions de sauvages dans le Nord seul des Etats-Unis. Il est assez difficile de juger des mœurs et du caractère de ces sauvages par les Indiens qui se rencontrent aux environs des villes : ceux-ci ont déjà un vernis de civilisation qui leur ôte leur originalité primitive. Il paraît que le caractère du sauvage qui vit tout à fait éloigné des Européens est très remarquable.
Quand nous sommes arrivés près du Saut Sainte-Marie, il était tard. Nous sommes donc restés dans notre vaisseau jusqu’au lendemain matin. Le lieu où nous stationnions était charmant et pendant toute la soirée nous avons eu concert et bal ; l’écho de la forêt était tel qu’il répétait entièrement ce que jouait le cor anglais. Pour la curiosité du fait, j’ai voulu faire aussi de l’harmonie dans les forêts vierges d’Amérique et à minuit j’ai joué sur le pont les variations de di tanti palpiti [4]. Rien n’égale la beauté d’une pareille nuit. Le ciel était étincelant d’étoiles qui toutes se réfléchissaient au fond de l’eau et on apercevait de loin en loin sur le rivage des feux d’Indiens dont un bruit insolite avait frappé l’oreille et qui, pour la première fois sans doute, entendaient les airs de Rossini et d’Auber.
Le 6 août, de bon matin, nous sommes entrés dans le village qui porte le nom de Saut Sainte-Marie ; on lui a donné ce nom parce que la rivière qui passe près de là et qui joint le lac Supérieur au lac Huron, descend en cet endroit en pente assez rapide au milieu des rochers et semble ainsi sauter d’un lieu à un autre.
Sainte-Marie a été fondée par les Français de même que tous les autres établissements européens qui se trouvent de ce même côté ; il faut observer que Sainte-Marie est sur la rive gauche du fleuve et que la rive droite est celle du Canada qui autrefois appartenait à la France. Tout le monde à Sainte-Marie parle français ; il y a là autant d’Indiens que de Canadiens. Chaque jour les deux populations se mêlent entre elles : cette population moitié européenne moitié indienne n’est point désagréable. Il y a dans les physionomies indiennes quelque chose de farouche que ce mélange adoucit ; les yeux du sauvage ont une vivacité naturelle que je n’ai vue chez aucun blanc ; leur défaut est d’être en même temps durs et sévères, mais ce feu qui brille dans leur regard est d’une grande beauté, lorsque sans cesser d’être aussi vif, il perd quelque chose de sa rudesse primitive : c’est ce qui arrive par l’union de l’Indien et de l’Européen. Les Canadiens appellent métiches (métis) ceux qui sortent de cette double origine. J’ai vu des jeunes filles métiches qui m’ont paru d’une beauté remarquable [5].(…)
Nous sommes allés jusqu’à un endroit qui est appelé la Pointe-aux-Pins et où se trouve le commencement du lac Supérieur.
Ce lac ressemble beaucoup à tous les autres. Je crois cependant que ses eaux sont les plus pures de toutes. Outre son immense étendue, il a encore de commun avec la mer d’avoir un flux et reflux. J’ai été enchanté de cette promenade ; les bateliers qui nous conduisaient étaient des Canadiens d’une gaieté charmante ; ils n’ont pas cessé de nous chanter en ramant une foule de vieilles chansons françaises dont certains couplets sont tout à fait drôles. Le peu de temps que j’ai passé avec les Canadiens m’a prouvé combien le caractère national, et surtout le caractère français, se perd difficilement ; la gaieté française qu’ils ont conservée tout entière contraste singulièrement avec le sang-froid glacial des Américains. Il est aussi à remarquer que les Français du Canada sont plus gais que nous ne le sommes maintenant en France ; la raison en est simple : leur situation a moins changé que la nôtre ; ils n’ont point passé à travers notre Révolution qui a tant influé sur la nouvelle direction que notre caractère national a pris ils n’ont point comme nous leur attention fixée sur des intérêts politiques qui les préoccupent exclusivement. Il est donc vrai de dire que, quant au caractère antique de la nation, ils sont plus Français que nous ne le sommes…
FRAGMENTS DU JOURNAL
Québec, 26 août 1831, [entretien avec] M. Nelson [Neilson], membre du Parlement provincial à Québec, l’un des commissaires envoyés à Londres il y a trois ans pour porter la réclamation des Canadiens contre le gouvernement britannique
« Nous avons déjà obtenu le redressement de quelques griefs. Quelques-uns existent encore. Mais il faudra bien que le gouvernement anglais fasse ce que nous voulons, il n’oserait pas nous refuser.
Le Canada, qui s’efforce de devenir aussi libre que possible, ne vise pas cependant et n’a pas intérêt à se séparer de l’Angleterre. Il n’est pas assez puissant pour former une nation isolée et il tomberait immédiatement sous la domination des Etats-Unis dans lesquels il se trouverait absorbé. Le patronage seul de l’Angleterre peut le préserver de ce malheur. L’Angleterre n’a peut-être pas un intérêt aussi certain à la conservation du Canada. Cette possession est pour elle un moyen d’entrer en Amérique par le fleuve Saint-Laurent, ce qui lui serait d’un grand secours en cas de guerre avec les Etats-Unis ; de plus, le Canada lui fournit d’excellents bois de construction pour sa marine et ces bois lui manqueraient si elle était en guerre avec les puissances du Nord de l’Europe. Otez ces deux avantages et je ne vois dans la possession du Canada aucun profit pour l’Angleterre. Elle dépense chaque année 25 000 livres sterling pour l’entretien des troupes qui y sont, etc. Et il y a des années, comme par exemple l’année dernière, où cette somme est doublée par des dépenses accidentelles. Elle ne tire aucun profit de la taxe de 2 % mise sur les marchandises venues d’Angleterre ; ce droit est établi au profit de la colonie elle-même. C’est le seul impôt indirect qui soit payé et il a pour objet de couvrir les frais d’administration. Du reste, le caractère du gouvernement anglais est de prendre le plus qu’il peut et de n’abandonner jamais, quoi qu’il lui en coûte. On aurait tort de penser que la conservation du Canada est favorable à son commerce. Quand bien même il n’y aurait pas pour le Canada nécessité de se fournir chez les marchands anglais, il le ferait tout de même, parce que les marchandises anglaises sont meilleur marché que toutes les autres. C’est ainsi que l’Angleterre n’a rien perdu sous ce rapport à l’émancipation des Etats-Unis. Il est de fait, au contraire, que, depuis que les Etats-Unis sont libres, leur commerce avec la Grande-Bretagne s’est considérablement accru.
Le Canada est dans un état de prospérité manifeste et croissante. L’instruction publique et primaire y a enfin, depuis trois ans, pris un essor qui ne fera qu’augmenter. Sur 600 000 habitants du Bas-Canada, il y a 60 000 enfants dans les écoles. Nous avons pour cela fait de grandes dépenses : partout on a fait construire des édifices pour servir d’institutions et nous mettons un maître d’école dans chaque paroisse.
La culture des terres, la construction des routes et en général l’amélioration matérielle du pays font aussi de rapides progrès : cela est dû en grande partie à la conduite du gouvernement anglais vis-à-vis de la population. Ce gouvernement a abandonné les habitants à eux-mêmes, à leur propre industrie, à leurs propres forces ; autrefois, sous le gouvernement français, rien ne se faisait sans la direction de l’autorité ; chacun comptait ainsi sur l’appui du gouvernement pour des choses où véritablement le gouvernement ne saurait être bon juge. Tout alors se faisait mal et à grands frais. L’intérêt individuel livré à ses inspirations personnelles comprend bien mieux ce qu’il doit faire et ici son succès est complet ; l’administration ne se mêle de rien, chaque paroisse se gouverne comme elle l’entend. Elle n’a du reste ni officiers publics, ni magistrats, ni conseils, etc. La grande autorité parmi les habitants de la campagne, c’est l’opinion publique : c’est une force à laquelle chacun se soumet sans murmures et elle règne sur la population en souveraine. La seule personne qui, dans la paroisse, ait un caractère public, est le commandant de la milice, auquel on a conféré quelques attributions de police judiciaire; ainsi il arrête les coupables d’un crime en cas de flagrant délit ou bien sur un mandat des magistrats. II remplit en plus l’office de constable.
Tiré du site de la société de reconstitution du Bas-canada |
Il a peu d’occasions d’exercer ces dernières fonctions, car la population des campagnes est honnête et singulièrement morale ; elle est toute canadienne ; en cela, elle diffère beaucoup des Canadiens appartenant a la classe moyenne et qu’on trouve dans les villes. Chez ceux-ci les mœurs sont très relâchées; dans les campagnes, au contraire, la pureté des mœurs est générale. Je ne sache pas qu’il n’y ait jamais existé un enfant naturel ; rien n’est plus rare que d’y voir commettre un vol ou un délit d’une autre nature. Celui qui s’en rend coupable est à jamais repoussé de la société canadienne. II n’a ni indulgence ni pardon à espérer. On conçoit quelle doit être la puissance de ce lien formé par l’opinion publique.
Cette société, la plus morale peut-être qui existe, est aussi la plus heureuse: on lui reproche d’être stationnaire, de s’agglomérer dans un même lieu, sans songer qu’un jour le terrain lui manquera. On a raison de lui faire ce reproche. Mais cet état stationnaire est un des éléments de son bonheur présent: chacun est attaché au lieu qui l’a vu naître. Ce n’est plus cette société américaine, errante, vagabonde, courant d’un lieu à un autre, allant partout où l’intérêt l’appelle et abandonnant le sol natal, sa famille, ses amis, pour un gain de quelques dollars. Ici le fils tient à la terre que ses pères ont possédée; rien ne peut le décider à l’aliéner. Tous veulent rester au sein de la famille; aucun ne songe à gagner de l’argent; on travaille pour vivre, mais on considère surtout que la vie consiste dans les relations de famille, dans les souvenirs, dans l’estime de vieux amis. A vrai dire, chaque paroisse est une famille. Il ne faut point chercher ici l’esprit mercantile et industriel des Etats-Unis. Dans ce dernier pays, les premiers arrivés servent d’aubergistes aux nouveaux venus et se font bien payer. Ici on ne connaît point une pareille industrie ; et celui qui vient trouve, non des aubergistes, mais des hommes hospitaliers. Les Canadiens vivent entre eux comme des frères. L’un d’eux perd-il un de ses bestiaux ? Tout le monde se cotise pour l’indemniser. Un autre a-t-il besoin d’un outil pour travailler? On le lui donne à frais communs. Le feu consume-t-il la maison de celui-ci ? Tout le monde se met à l’ouvrage et, en quelques jours, la maison est rebâtie. Lorsque je vois ces mœurs antiques chez un peuple sorti de France, il me semble que la vieille France, c’est le Canada, tandis que votre France, c’est la nouvelle. Le voisinage des villes dans lesquelles la corruption est si grande a peu d’influence sur nos campagnes. Voici pourquoi : l’habitant des campagnes peut se passer entièrement de la ville ; il trouve dans les produits de la terre de quoi se nourrir ; et, quant à ses vêtements, il les fabrique tous lui-même. Chaque cultivateur est en même temps tisserand, fabricant d’étoffes (j’ai vu moi-même, G. B., dans la maison d’un Canadien, des couvertures, des habits, des tapis que le cultivateur avait fabriqués lui-même ainsi que ses souliers).
La population canadienne est très religieuse ; le clergé catholique a sur elle une grande influence. Il est très respecté et mérite de l’être. Je suis protestant, mais il ne m’en coûte nullement de rendre cette justice aux ministres catholiques. Ils sont du reste entièrement dévoués aux intérêts de la population ; et, comme cette population est composée des vaincus, comme elle a toujours une sorte de lutte à soutenir contre le gouvernement qui lui accorde ou lui refuse ce qu’elle demande, le clergé la soutient de tout son pouvoir contre l’autorité ; ici, les prêtres catholiques sont les libéraux, les démocrates. Il n’y a du reste aucune animosité entre les deux religions : j’ai été élu membre du parlement provincial par des catholiques, bien que je sois protestant.
Le clergé catholique contribuera beaucoup à maintenir la langue française parmi la population, si toutefois elle se maintient, ce que je ne pense pas (moi, je pense le contraire). La langue qui, en définitive, restera la dernière est celle dont on a un besoin positif pour toutes ses affaires et les relations sociales; or le commerce ne se fait qu’en langue anglaise. Cette nécessité de parler, d’écrire l’anglais pour toutes les choses d’intérêt réel, finira par donner à la langue anglaise la prééminence (les raisons à y opposer sont que les neuf dixièmes de la population parlent français et que c’est un besoin pour les neuf dixièmes de parler une langue qu’ils savent ; qu’ils n’entendront jamais une autre langue dans leurs églises; qu’ils ont des écoles où on leur apprendra à lire et à écrire en français ; que, lorsqu’ils seront instruits et feront le commerce concurremment avec les Anglais, ils formeront une immense majorité éclairée dans laquelle la langue de la minorité s’absorbera).
Les Canadiens tiennent beaucoup à leur langage; une motion faite il y a quelque temps par un membre du parlement anglais avait pour objet d’imposer la langue anglaise au Canada, par exemple dans les tribunaux, etc. Les Canadiens ont vivement réclamé et la proposition n’a pas eu de suite [6].
On parle quelquefois de la société canadienne comme d’une société chez laquelle s’est réfugiée l’ancienne féodalité française dans toute sa pureté. Cette opinion n’a aucune espèce de fondement. Il n’y a de féodal que les mots. Un individu qui possède 90 arpents de terre paie 8 francs chaque année de redevance à celui de qui il tient cette terre : voilà tout le droit du seigneur.
Moulin de Beaumont
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Chacun porte son grain à moudre au moulin du seigneur qui prend chaque quatorzième minot pour prix de la mouture. Mais chacun y trouve un profit ; car, aux Etats-Unis par exemple, le meunier prend non la quatorzième, mais bien la douzième partie du grain. Ajoutez à cela que le seigneur est forcé de construire un moulin pour ses tenanciers dans quelque pays que ce soit, avantage très grand dans un pays nouveau. Malgré cet état de choses, et quoique le peuple soit dans le fait très content de sa position, il y a dans son esprit un souvenir très vif de la féodalité et on le verrait se lever en masse s’il croyait que cette féodalité est son état actuel. Quand un habitant des campagnes parle d’une chose qu’il considère comme un grand malheur, comme une affreuse calamité, il prononce le mot de taille [7].
L’auteur sur le site du manoir de Beaumont
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Il n’y a plus rien de féodal dans les lois. Nos lois sont françaises et anglaises : nous avons le droit civil français, l’ancienne coutume de Paris, et les lois criminelles d’Angleterre, le jury en matière criminelle et les juges en matière civile. En général nos juges sont des Anglais. L’un d’eux à Québec est canadien ; il y a trois Anglais pour un Canadien. Les habitants concourent presque tous à l’élection des membres du parlement provincial ; il suffit pour être électeur de jouir d’un revenu foncier de 40 francs environ. Les Canadiens se montrent en général très jaloux d’exercer ce droit politique et on voit quelquefois une élection contestée pendant quinze jours sans que le zèle des électeurs se refroidisse ; la majorité dans le parlement provincial est, sans aucune contradiction, canadienne.
Comme nous nous promenions avec M. Neilson dans un village habité par des Indiens (Hurons), à Lorette, à deux lieues de Québec : Ces Indiens, nous a-t-il dit, quoique vivant à côté des Européens, conservent leurs mœurs et leurs anciennes habitudes ; ils se croient bien supérieurs aux Européens ; ils considèrent le travail comme déshonorant ; ils vivent de chasse et de pêche ; quelques-uns font un peu de commerce ; mais aucun ne se plie à des habitudes de travail régulier. Du reste, leur race se mêle chaque jour avec la race blanche (les métis sont appelés bois-brûlés). Très jolie Indienne vue à Québec et retrouvée à Lorette. Visite à leur chef. Ses médailles ; portrait du roi d’Angleterre donné par lui-même en 1826 ou 1827.
Les Indiens n’ont d’autre défaut que de s’enivrer (le chef indien à qui nous rendons visite complètement ivre).
M. Neilson, de qui nous tenons tous ces détails, est tout dévoué à la population canadienne. Il passe même aux yeux des Anglais et du gouvernement pour un démagogue. Cependant il est Ecossais de naissance et ce fait rend sa position incomplète. Il ne peut désirer que les Canadiens forment une nation à part, car il n’en serait pas. Il ne pourrait en être qu’en reniant la sienne. Du reste, c’est probablement à raison de cette situation mixte qu’il a été choisi par les Canadiens pour leur servir d’organe auprès du gouvernement auquel il devait inspirer plus de confiance.
Les Indiens conservent une grande vénération pour le souvenir des Jésuites. Voici le lieu qu’ils habitaient à Lorette : ce lieu est pour les Indiens un lieu sacré. Si les Jésuites n’avaient jamais fait nulle part dans le monde plus de mal que dans le Canada, tout le monde devrait bénir leur mémoire.
D. — Le gouvernement anglais laisserait-il des Français venir s’établir dans le Canada ?
R. — Oui. Autrefois cela n’eût pas été possible, on n’y recevait point les étrangers. L’année dernière, une loi a passé, par laquelle tous les étrangers sont reçus et obtiennent au bout de sept ans de résidence des lettres de naturalisation. Des Français qui viendraient ici trouveraient facilement à s’y établir : ou ils achèteraient des terres à 3 francs l’arpent, ou ils obtiendraient de quelque seigneur la concession de vastes étendues de terrain moyennant la redevance dont j’ai parlé plus haut.
Il y a, dans les habitants des campagnes, les germes de tous les sentiments qui conduisent un peuple à secouer le joug. Nous nous sommes mis en rapport avec eux (promenades à cheval, conversations sous divers prétextes…).
D. — Pourquoi restez-vous si serrés au lieu de vous étendre dans le pays ?
R. — Nous avons tort, nous sentons bien que nous finirons par être enveloppés par les Anglais ; il y a déjà là tout près des bas de soie (Irlandais et Ecossais émigrants) qui viennent d’arriver [8]. Mais que voulez-vous ? Nous sommes nés là ; on a ses parents, ses amis, son champ, dans un endroit, on ne saurait aller ailleurs.
D. — Mais ceci n’est pas raisonnable. Avant tout, il faut vivre. Vous êtes heureux aujourd’hui ; mais le champ qui vous suffit aujourd’hui sera insuffisant lorsque votre famille sera doublée ou triplée. Alors vous voudrez avancer dans les terres, mais déjà elles seront prises. Vous voyez bien qu’il faut vous en emparer les premiers, sans quoi votre bonheur n’a point d’avenir.
R. — C’est vrai, nous avons tort, nous serions mieux en faisant comme vous dites. Mais pourquoi que vous gardez votre femme, quoique celle de votre voisin soit plus jolie ? Et puis, voyez-vous, le gouvernement n’est pas canadien, les Anglais sont les maîtres. Il donne tout à ses favoris. Heureusement nous avons dans la chambre des hommes solides qui nous défendent ; ceux-là sont des bons.
Parlez-moi de M. Neilson ; oh ! le brave homme ! il a sacrifié pour nous plus de 600 louis (long éloge de M. Neilson).
D. — Pourquoi au lieu d’aller, vous, jeune homme, travailler à la ville comme ouvrier à la journée, n’allez-vous pas dans les terres cultiver celles qui vous seraient concédées ?
R. — Je ferais mieux en agissant ainsi. Il y en a quelques-uns qui ont agi de la sorte et, à présent, ils sont riches. Mais, moi, je suis là et j’y reste. Je crois que nous avons peur de nous enrichir.
D. — Est-ce que vous avez peur de payer le droit du seigneur ?
R. — J’aimerais mieux être seigneur que de payer le droit. C’est bien commode de se promener la canne à la main et de toucher tous les ans 5 ou 600 louis sans rien faire (comme M. Duchesnay [9], seigneur du lieu). Et puis, il faut que nous allions porter notre blé à son moulin, sans quoi nous payons l’amende. Il y a aussi le curé, à qui il faut donner la vingt-quatrième partie de la récolte, sans compter que, pour un service, il vous a bientôt gagné 5 ou 6 piastres (25 ou 30 francs).
D. — Ce n’est pas la question : vous voudriez être seigneur, vous ne l’êtes pas. Ne vaudrait-il pas mieux être propriétaire que d’être ouvrier ?
R. — C’est vrai, car, après tout, le seigneur n’est rien. Si on m’ôte son chapeau, je lui ôte le mien ; il a son banc dans l’église, moi, j’ai le mien aussi. Je ne lui dois rien. (Il est évident que ce qui froisse l’esprit des habitants dans le seigneur, c’est l’idée qu’il est riche sans rien faire, sans compter le souvenir de la féodalité qui est encore dans toutes les têtes et qu’on pourrait exploiter avec beaucoup de succès, si on voulait faire de la Révolution dans le Canada.)
Il y a sur la rive droite du Saint-Laurent une paroisse considérable du nom de Beaumont, fondée par un seigneur de ce nom, et aux Trois-Rivières il existe encore des Salaberry3. Tous ces noms de paroisses sont ceux d’officiers français qui, lors de la conquête, se sont emparés du sol.
Il y aurait au Canada un grand rôle à jouer tout à la fois noble, honorable et dangereux. Ce serait celui d’un homme se consacrant tout entier à la population canadienne, vivant pour ses intérêts, excitant ses passions pour conserver son existence, se constituant le conseil désintéressé et gratuit de tous ses membres, se mêlant entièrement parmi eux ; l’adversaire du gouvernement, chaque fois que l’occasion de l’attaquer se présenterait, obtenant mille concessions des gouvernants ; demandant toujours davantage et, quand les passions du maître et des sujets seraient irritées, lorsque le peuple serait éclairé sur ses véritables intérêts, prononçant à haute voix les mots d’indépendance et de liberté !!!
Lettre à son père
Albany, 5 septembre 1831.
Avant de vous raconter, mon cher père, les détails de mon voyage dans le Canada et ceux de mon retour à Albany, il faut que je vous exprime de suite toute la joie que j’ai éprouvée en arrivant dans cette dernière ville. J’y ai trouvé une lettre de vous, dans laquelle Eugénie avait écrit une page, une autre lettre de Jules et une troisième d’Achille. Je vois qu’à cette époque (mois de juin) tout le monde allait bien, sauf les anxiétés que vous éprouviez tous sur l’avenir politique de la France. Vous ne pouvez avoir une idée du bonheur que font éprouver des lettres à celui qui est si loin de tous ceux qu’il aime. Quoique frères et sœur se joignent à vous pour m’écrire de bonnes lettres, je trouve toujours qu’on ne m’écrit pas assez. Du reste, il y a à cet égard un peu de ma faute : je vois par la lettre d’Achille que vous êtes dans la persuasion qu’il ne part du Havre que deux paquebots par mois, l’un le 15, l’autre le 1er. Cela était ainsi, il y a quelques mois. Mais j’aurais dû vous répéter mille et mille fois que maintenant il part régulièrement tous les mois trois paquebots, l’un le 1er du mois, l’autre le 10, le troisième le 20. Alors même qu’il n’en partirait que deux et même qu’un seul, ce ne serait pas une raison pour n’écrire qu’une ou deux fois dans le cours du mois. Si, lorsqu’on omet d’écrire un certain jour, on faisait le jour suivant une lettre longue en proportion, j’admettrais volontiers ce calcul. Mais c’est ce qui n’arrive pas ; en général, les lettres se remplissent de tout ce qui dans le moment excite l’intérêt et l’attention. Un événement qui aujourd’hui fait quelque impression et paraît digne d’une mention n’est plus huit jours après qu’un passé sans couleur et dont on conserve à peine le souvenir. Cependant le moindre des intérêts qui vous occupent, tout ce qui se passe dans notre arrondissement, dans notre petite commune de Beaumont-la-Chartre, me touche plus vivement que les destinées de l’Amérique et je vous assure que je suis plus curieux de savoir si vous êtes content de votre sous-préfet, de votre juge de paix et de votre cuisinière que d’apprendre le résultat de la querelle des Russes et des Polonais. J’avoue cependant que dans ce moment la politique extérieure est de nature à nous préoccuper vivement.
Dans deux jours nous serons à Boston. Mais avant de vous parler des villes où je dois aller, il faut que je vous dise quelques mots de celles que j’ai déjà visitées. Ma dernière lettre est partie de Montréal au moment où j’y arrivais. Nous avons fort peu séjourné dans cette ville. Elle est grande, située dans une île au milieu du fleuve Saint-Laurent. Elle contient de 25 à 30 000 habitants ; c’est la plus grande ville du Canada ; ce n’est cependant pas la capitale.
Nous avions une lettre pour le supérieur du séminaire de Montréal [10] : nous avons trouvé un Français très aimable et fort distingué ; c’est un ecclésiastique venu il y a quatre ans de Saint-Sulpice. Il nous a fort bien accueillis et nous a donné sur le Canada beaucoup de renseignements précieux. Ce pays excitait vivement notre intérêt : sur 900 000 habitants, plus de 800 000 sont Français3 ; soumis à la domination anglaise depuis que le honteux traité de 1763 a cédé le Canada à l’Angleterre, les Canadiens n’ont pas cessé de former une population à part, entièrement distincte de la population anglaise qui cherche à s’introduire parmi eux. Ils conservent leur langage, leurs mœurs et leur nationalité. Le gouvernement anglais est très doux et n’a rien de tyrannique, mais son tort est d’être celui du vainqueur sur le vaincu. Celui-ci ne saurait oublier sa défaite alors même que le premier ne se souviendrait plus de sa victoire.
Il y a au Canada des germes de mécontentement, de malaise, d’hostilité contre l’Angleterre. Le peuple proprement dit ne se rend pas bien compte de ce qu’il sent ; mais la classe éclairée qui n’est pas encore très nombreuse prend le soin de le diriger et de fournir des raisonnements à ses passions.
Il est impossible d’imaginer une population plus heureuse que celle des campagnes dans le Canada. Il règne dans tous les villages une pureté de mœurs qu’on croirait fabuleuse si on en parlait dans nos villes d’Europe. Là, c’est chose inconnue que l’existence d’un crime ou un outrage aux bonnes mœurs. Il n’y a dans la paroisse d’autre fonctionnaire public que le curé ; sa morale fait toute la police de l’endroit ; il y a unité de religion, tous sont catholiques. Il reste encore parmi eux quelques traces de la féodalité : les terres sont toutes divisées en seigneuries et chaque tenancier est obligé de payer une redevance au seigneur. Cette redevance est minime ; c’est par exemple 5 ou 6 francs pour une étendue de 90 arpents. Le seigneur a un banc privilégié à l’église ; excepté cela, le seigneur ne l’est que de nom et il n’a absolument aucun privilège. Le curé reçoit la dîme de la récolte : elle consiste dans la vingt-sixième partie. Cet état de choses est tout entier dans l’intérêt des habitants qui n’ont aucun impôt à payer. Nous en avons visité quelques-uns. Il règne dans leur habitation et dans tout ce qui les environne un air d’aisance et de bien-être qui annonce un état tout à fait heureux. Mais leur bonheur n’aura peut-être pas une longue durée. Chaque année, il arrive d’Angleterre, d’Irlande et d’Ecosse, une foule d’aventuriers qui viennent chercher en Amérique des terres à bon marché. Le gouvernement anglais, qui a intérêt à ce que la population anglaise s’accroisse dans le Canada, les dirige tant qu’il peut de ce côté, de sorte qu’aux premiers jours les pauvres Canadiens seront, s’ils n’y prennent garde, enveloppés de toutes parts par une majorité étrangère, dans laquelle ils seront bientôt absorbés. Ce qui augmente le danger, c’est que la classe riche au Canada est tout anglaise : les Anglais y tiennent entre leurs mains le haut commerce et l’industrie ; ils remplissent les deux grandes villes de ce pays, Québec et Montréal. Ils font tous leurs efforts pour écraser la population canadienne dont ils méprisent la pauvreté et dont ils ne comprennent pas le bonheur.
Ce mouvement d’émigration de la Grande-Bretagne continuera à moins que la paix de l’Europe ne soit troublée. Les Canadiens en sont déjà alarmés ; déjà on s’efforce de répandre parmi eux les lumières de l’instruction, afin de les mettre plus à même de comprendre leurs intérêts politiques. Le clergé est tout entier opposant au gouvernement : il est curieux de voir de bons curés de campagne dans le genre du curé de Marçon ou de celui de Beaumont-la-Chartre faisant du libéralisme et parlant comme des démagogues. Il est probable que tout cela finira par une lutte violente ; mais il serait difficile de prévoir quelle est celle des deux populations (anglaise ou canadienne) qui l’emportera sur l’autre.
Le 24 août, nous avons quitté Montréal et nous sommes embarqués sur le John-Molson, très beau bateau à vapeur qui nous a conduits à Québec en moins de vingt-quatre heures (il y a environ 60 lieues).
Il est impossible d’imaginer un fleuve plus beau que le Saint-Laurent. Au fait, c’est le plus grand qu’on connaisse : à 10 lieues de Québec, il prend 7 lieues de largeur et les conserve pendant 50 lieues, après quoi il s’étend encore davantage jusqu’à ce qu’il se confonde entièrement avec la mer. La situation de Québec est très pittoresque ; elle est bâtie sur le Cap Diamant ; les Français, qui en sont les fondateurs, l’avaient fortifiée ; le gouvernement anglais fait travailler encore chaque jour à la citadelle qui nous a paru très forte. Québec est la capitale du Canada et le siège de l’administration anglaise. Il y reste constamment une garnison nombreuse ; c’est l’Angleterre qui en paie les frais. La conservation du Canada lui coûte chaque année plus de 6 millions : mais elle le conserve néanmoins parce que cette colonie lui est d’une grande utilité politique, notamment à raison des bois de construction qu’elle lui fournit en tout temps pour ses vaisseaux.
Le pays que j’ai vu au Canada m’a paru avoir un caractère particulier. Ordinairement les pays fertiles, ceux où la culture des terres est la plus productive, sont peu agréables à voir et, par compensation, les pays très pittoresques sont ordinairement ceux dont on tire le moins de profit réel. Les bords du Saint-Laurent ont le double avantage d’être d’une fertilité rare et de présenter le plus grand et le plus magnifique spectacle qu’on puisse imaginer : à droite et à gauche on voit des plaines couvertes de moissons, au milieu desquelles le fleuve promène ses vastes eaux et de chaque côté de hautes montagnes, au pied desquelles s’arrête la culture, forment dans le lointain une grande ombre au tableau.
Nous nous sommes mis particulièrement en rapport à Québec avec tous les hommes distingués du pays. Ils nous ont reçus à bras ouverts : tous se réjouissaient de voir des Français de la vieille France. L’un d’eux, M. Neilson, nous a témoigné surtout beaucoup d’intérêt ; il nous a promenés de côtés et d’autres et a mis une complaisance extrême à nous montrer tout ce qu’il y a d’intéressant à voir. J’ai visité avec lui et mon ami Tocqueville une paroisse considérable qui porte le nom de Beaumont ; elle est située à trois lieues de Québec, c’est le centre d’une seigneurie fondée sous le siècle de Louis XIV par un Monsieur de Beaumont, venu de France, on ne sait de quelle province.
Le « pain de sucre » en hiver aux pieds des chutes Montmorency
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L’histoire de ce Beaumont m’aurait intéressé beaucoup si je n’avais cru me rappeler qu’au temps dont je viens de parler les Beaumont auxquels j’ai l’avantage d’appartenir étaient encore des Bonnin ou tout au plus des Bonninière1 ; on ne m’en a pas moins traité comme le seigneur de l’endroit [11].
Une autre course non moins intéressante est celle que nous avons faite pour voir le lieu où la Rivière de Montmorency tombe dans le fleuve Saint-Laurent ; la chute est de 240 pieds. Quoiqu’elle soit très belle, elle ne saurait être comparée à celle du Niagara. C’est la différence qu’il y a entre un fleuve et un ruisseau : la chute de Montmorency est jolie, celle de Niagara est grande et magnifique.
J’ai encore vu bien des choses à Québec, par exemple le couvent des religieuses parmi lesquelles j’ai, vu des femmes très distinguées et qui toutes ont des parents en France. J’ai vu un juge, Monsieur Taschereau, dont la famille est de Touraine [12] ; d’après ce qu’il m’a dit, il est parent de nos Taschereau de La Chartre. Il est à Québec le seul Canadien auquel le gouvernement anglais confie un emploi public ; c’est du reste pour lui une bonne affaire, car il a 25 000 francs de traitement. J’ai dîné avec lui chez un de ses parents. J’ai retrouvé dans ce dernier Canadien la gaieté française et les vieilles coutumes de nos pères. Depuis que je suis en Amérique, je n’ai vu rire qu’au Canada ; au dessert, il faut que chacun chante sa chanson. Bonhomie, cordialité, on est sûr de trouver ces sentiments chez les Canadiens.
La religion est très puissante sur la société ; le clergé catholique est universellement respecté ; il n’y a pas un philosophe qui ne soit en même temps un homme religieux ou du moins qui ose paraître le contraire. Je me promenais un jour avec l’un des démocrates de Québec : il ne passait jamais devant une église sans faire le signe de la croix.
A propos d’églises, celles des campagnes sont remarquablement jolies ; il y règne surtout un goût extraordinaire. J’en ai vu un très grand nombre et je n’en ai pas rencontré une seule qui ne figurât très bien dans une grande ville.
Nous sommes partis de Québec le 31 août ; nous avons remonté le Saint-Laurent jusqu’à Montréal dans le bateau à vapeur, le Richelieu. Nous sommes arrivés à Montréal le 2 septembre et sommes repartis immédiatement de cette ville pour nous rendre à Albany. Un bateau à vapeur (le Voyageur) nous a conduits à La Prairie ; là, nous avons pris une voiture qui nous a conduits à Saint-John où nous nous sommes embarqués sur le lac Champlain dans un bateau à vapeur, le Phénix. Le 4 septembre, nous sommes arrivés à Whitehall et là nous avons pris une voiture dans laquelle nous sommes venus aujourd’hui à Albany. Pendant cette traversée je n’ai vu de remarquable que le pays au milieu duquel le lac Champlain est situé ; les montagnes du Vermont qui se voient dans le lointain sont très élevées.
J’ai vu aujourd’hui à Albany quelques personnes ; on nous traite toujours avec la même bienveillance. Nous partons ce soir pour Boston où nous allons recommencer le système pénitentiaire un peu oublié depuis un mois. Nous y resterons quinze jours ou trois semaines après quoi nous nous rendrons à Philadelphie.
Adieu…
[1] – In Publications de la Sorbonne, série « Documents », sous le titre : Gustave de Beaumont, Lettres d’Amérique 1831-1832, Presses Universitaires de France, texte établi par André Jardin et George W. Pierson, Paris 1973.
[2] – Ils avaient déjà rédigé en commun leur rapport : Du système pénitentiaire aux Etats-Unis et de son application en France, en 1833, qui leur avait valu un double prix Montyon de l’Académie Française.
[3] – Dans son livre Tocqueville and Beaumont in America, 1938, Pierson considère les réactions de Tocqueville et Beaumont dénonçant l’esclavage et le génocide de Indiens comme la réaction de deux jeunes Français romanesques et maladroitement sensibles. Aujourd’hui encore cette dénonciation qui occupe le quart de la première Démocratie, (le chapitre X de la seconde partie) demeure quasi totalement ignorée des analystes français dont certains n’hésitent pas à charger Tocqueville des crimes qu’il condamne. J’ai traité ce sujet afin de rétablir la vérité lors du symposium sur Tocqueville organisé par Liberty Fund à Saint Jacques de Compostelle, sous la direction d’Eduardo Nolla, en 2008, dans ma communication : The Planned Extinction of the American Natives and the slavery of the African-Americans as the Main Issues of Tocqueville’s Reflections on a Democratic Antinomy.
[4] – Di tanti Palpiti, cavatine de l’opéra Tancrède de Rossini (1813).
[5] – A la Nouvelle Orléans, Tocqueville et Beaumont noteront également la beauté des jeunes femmes métissées que leur métissage condamne à la prostitution, elles n’ont d’autre possibilité que de devenir les maîtresses des planteurs. C’est la raison pour laquelle l’héroïne du roman de Beaumont, Marie, a dû quitter la Nouvelle Orléans, même si elle semble Blanche, de par son apparence extérieure.
[6] – Edward Ellice, parlementaire britannique, avait proposé que l’anglais devienne l’unique langue administrative du pays, en 1822, Neilson et Papineau déposèrent alors une pétition de protestation pour faire échouer le projet.
[7] – Dans L’Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville rappelle comment le mot « taille » était exécré par les paysans qu’il avait rencontrés au Canada, en 1831, bien que cet impôt y eût été aboli depuis plus d’un demi siècle.
[8] – Les immigrants à Québec – sans compter les entrées clandestines – passèrent de quelques centaines à 12 700 en 1727, 28 000 en 1830, 66 000 en 1832. On calcule qu’avant même la grande famine Irlandaise, 626 000 immigrants entrèrent au Canada de 1825 a 1846 (d’après une note d’André Jardin, op. cit . p. 136.)
[9] – Seigneur de Beauport.
[10] – Joseph-Vincent Quiblier, 1796-1852, originaire de Lyon, directeur du séminaire de Montréal 1831-1846.
[11] – Voir photo.
[12] – Jean-Thomas Taschereau (1778-1832) après avoir été journaliste, député, avocat, était depuis 1827 juge au banc du roi. En Touraine, Beaumont fréquentait Jules Taschereau, 1801-1874, républicain anticlérical et député, administrateur de la Bibliothèque nationale, qui se rallia à l’Empire.