Radio-Canada et la construction de l’identité
Par Florian Sauvageau
Presses de l’Université Laval |
“Je retiens deux événements importants dans notre histoire : l’arrivée de Jacques-Cartier… et celle de Radio-Canada.” La boutade de l’éminent vulgarisateur scientifique Fernand Seguin, souvent citée, illustre au mieux l’enthousiasme de plusieurs, s’agissant du rôle qu’a joué la Société dans l’évolution du Québec au siècle dernier. On ne peut douter de l’influence qu’ont eue la radio, créée en 1936, et plus encore la télévision de Radio-Canada, née en 1952, sur l’ouverture au monde, la diffusion de la culture et la construction de l’identité québécoise. Mais on peut difficilement préciser la nature ou le poids de cette influence. L’un des principaux animateurs du projet culturel qui animait les radio-canadiens du temps, Raymond David, a déjà fait remarquer que si l’action de la télévision avait pu paraître si déterminante, “c’est qu’elle a fait écho à tout ce qui était latent dans le milieu.” Aurait-elle été davantage un haut-parleur qu’un moteur du changement?
En fait, et je me permets de rappeler ce que mes collègues et moi écrivions il y a plus de 25 ans dans le rapport du Groupe de travail sur la politique de la radiodiffusion, “la radiotélévision, la culture, la langue et la société québécoise ont grandi ensemble.” En revanche, Radio-Canada a si bien servi le Québec qu’on lui a depuis longtemps reproché, souvent à bon droit, d’avoir oublié les francophones du reste du Canada qui ont aujourd’hui encore du mal à se retrouver dans des contenus d’émissions largement québécois, sinon montréalais. Paradoxe intéressant que celui d’une institution canadienne, fédérale, ayant si largement contribué à l’éveil d’une conscience québécoise. On n’a pas fini d’en débattre.
Certains des auteurs de l’ouvrage collectif(1) que nous avons préparé à l’occasion d’un récent colloque à ce propos rappellent divers aspects de l’action du diffuseur public dans les changements sociaux-culturels et l’évolution de la vie politique, qui ont mené à la Révolution tranquille ou l’ont accompagnée. Le linguiste Jean-Claude Corbeil souligne aussi sa contribution exceptionnelle à l’amélioration de la qualité du français en radiotélévision, reconnue dans toute la francophonie. La célébration parfois emphatique de l’oeuvre de la Société exige cependant des nuances. Ainsi en est-il du téléroman qui campe «au cœur de la rhétorique de valorisation de Radio-Canada», et dont on a fait, selon l’expression de ma collègue Véronique Nguyên-Duy, l’emblème télévisuel de l’identité québécoise. Mais tout cela, se demande-t-elle, ne pourrait-il tenir que du discours?
L’engouement suscité par la télévision à ses débuts permet, sans risques, de confirmer son influence, sans toutefois exagérer sa portée. Les nostalgiques de la télévision culturelle des premières années aiment se souvenir de l’Heure du concert et des grands télé-théâtres. Mais ils oublient qu’il y avait aussi à l’époque, comme le rappelle dans notre ouvrage Michèle Fortin, la présidente de Télé-Québec, les soirées de lutte, l’heure des quilles, et, j’ajouterai, La Rigolade.
Les équipes de réalisation des années 1950 et 1960 pouvaient imposer de grandes émissions culturelles et d’information parfois difficiles d’accès à un auditoire captif, sans autre choix, ou presque. La création de Télé-Métropole en 1961 oblige Radio-Canada à partager son monopole, son écoute et son influence. Et avec la création des premiers canaux spécialisés, Le Réseau des sports, Musique Plus, etc., dans les années 1980, tout va changer. La rareté des fréquences fait place à l’abondance. Nous sommes passés d’une télévision de l’offre, qu’imposent les programmateurs, à une télévision de la demande où les choix appartiennent aux téléspectateurs.
Dans l’univers médiatique fragmenté d’aujourd’hui, il est illusoire de souhaiter, comme le fait la loi sur la radiodiffusion de 1991, pensée à une époque révolue, que la télévision publique, avec ses quelques chaînes parmi tant d’autres, puisse encore contribuer au “partage d’une conscience et d’une identité nationales”, canadienne ou québécoise.
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