Lacorne Saint-Luc (1711-1784), un survivant
Par Marjolaine Saint-Pierre
Lacorne Saint-Luc, l’odyssée d’un noble, 1711-1784 |
Remarques liminaires
Montréal, Pointe-à-Callière, samedi, le 1er mars 2014 : Pour la 106e conférence de sa série « Les samedis de l’histoire », la Société historique de Montréal invite Marjolaine Saint-Pierre à présenter dans une conférence-diaporama le parcours étonnant du héros de son dernier ouvrage intitulé Lacorne Saint-Luc, l’odyssée d’un noble, 1711-1784, publié chez Septentrion en 2013.
Lacorne Saint-Luc (1711-1784), un survivant est le titre de cette conférence, illustrée par une centaine de photographies et de documents d’archives choisis par le photographe Lynn-Ernest Fournier, qui retrace les étapes importantes dans la vie de l’officier du roi, chevalier de la croix de Saint-Louis et commerçant qui connut une des carrières les plus éclatantes de la fin du Régime français et du début du Régime anglais en Amérique au milieu du XVIIIe siècle.
Le service militaire, une affaire de famille
Les racines du Canadien Luc de Lacorne dit Saint-Luc sont dans le Massif central, au coeur même de la France, et plus précisément dans le paisible village de Chaptes, situé à 22 kilomètres au nord de la ville industrielle de Clermont-Ferrand, en Auvergne.
Les de Lacorne étaient des nobles d’épée au service du roi de France depuis le XVe siècle. C’est dans leur château de Chaptes, à l’automne de 1667, qu’est né celui qui fonda la branche canadienne des Lacorne. Il s’agit de Jean-Louis de Lacorne de Chaptes, l’aîné de la famille, qui choisit de s’engager dans le métier de ses illustres ancêtres. En 1685, il débarquait en Nouvelle-France avec une commission de sous-lieutenant. Dix années plus tard, il prenait définitivement racine dans la colonie en épousant la fille du premier seigneur de Contrecoeur, Marie Pécaudy. Douze enfants naîtront de cette prestigieuse alliance.
Luc est leur huitième enfant. Il serait né à l’automne de 1711 dans le fief des Lacorne qui fut détaché de la seigneurie de Contrecoeur, cinq ans après le mariage de Jean-Louis et de Marie Pécaudy. C’est clair : Lacorne Saint-Luc était fait pour le service militaire. Cette profession convenait parfaitement à sa forte personnalité et à sa robustesse physique et pouvait lui offrir les privilèges qu’il souhaitait. C’est à l’âge de quinze ans qu’il eut l’autorisation de rallier les rangs des compagnies franches de la Marine qui formaient alors l’armée régulière de la colonie française.
Devenir soldat du roi en Nouvelle-France signifie que le jeune homme était en garnison dans les villes fortifiées ou affecté dans les avant-postes pour protéger les nombreux forts et les frontières de la colonie, qu’il participait aux partis de guerre contre les Iroquois et aux raids contre les Anglais de la Nouvelle-Angleterre qui convoitaient les territoires français.
Ses services, sa bravoure et ses aptitudes furent reconnus pas ses supérieurs et le cadet Lacorne Saint-Luc fut promu enseigne en second à 24 ans, enseigne à pied à 31 ans, lieutenant à 37 ans et enfin capitaine à 44 ans. Il fut décoré de la prestigieuse croix de Saint-Louis, le 1er janvier 1759.
Le commerce des fourrures
Comme plusieurs autres nobles de la Nouvelle-France, Lacorne Saint-Luc décida que la meilleure façon de prospérer dans un pays qui présentait très peu d’options commerciales était d’augmenter son salaire annuel d’officier du roi par le commerce des fourrures. Il s’est alors fait marchand-équipeur pour embaucher des coureurs des bois et pour faire la traite avec les Amérindiens. À partir de 1731 et jusqu’à la fin du Régime français, Lacorne Saint-Luc a signé au-delà de 85 contrats d’engagement pour faire le négoce, entre autres, à Détroit, à Michillimakinac, à Chagouamigon, etc. Aussi, de nombreuses quittances, obligations et procurations démontrent qu’il pratiquait une activité économique intense durant ces années, mais que celle-ci ne remettait aucunement en cause sa carrière militaire.
Agent de liaison auprès des Indiens
L’administration coloniale comptait sur Lacorne Saint-Luc pour entretenir un pacte d’amitié avec plusieurs nations amérindiennes, pour les mener au front et combattre l’ennemi britannique. La longue fréquentation avec ceux-ci lui a permis non seulement d’établir des contacts intimes et des affaires profitables, mais également d’apprendre leurs langues, soit le huron, l’iroquois, l’abénaquis, l’algonquin et le malécite. Sa relation privilégiée avec les Autochtones lui vaudra le titre de « général des Sauvages ».
Durant la guerre de Sept Ans (1756-1763), Lacorne Saint-Luc était sur tous les fronts avec l’élite des Canadiens et leurs alliés indiens à faire la « petite guerre ». Cette forme de guérilla était efficace et déstabilisait l’ennemi, tout en appuyant les manoeuvres des troupes d’assaut et de l’artillerie française. Il n’a pas pris part au combat sur les plaines d’Abraham, le 13 septembre 1759, puisqu’il était en mission au lac Ontario et qu’il collaborait au plan de défense de la région du lac Champlain. Toutefois, il fut blessé à la bataille de Sainte-Foy, l’année suivante, et il fut témoin de la capitulation de la Nouvelle-France signée à Montréal, le 8 septembre 1760.
Naufrage de l’Auguste
Après la conquête de son pays par les Britanniques, Lacorne Saint-Luc dut envisager un exil forcé vers la France. Le 12 octobre 1761, il prenait place à bord du navire marchand l’Auguste, avec 120 autres passagers qu’il connaissait bien, confiant que ce déracinement était temporaire et que Louis XV reprendrait sa colonie.
En route, le vieux rafiot mal équipé affronta plusieurs dangers, de forts courants et de nombreuses tempêtes avant de terminer sa course près des côtes accidentées, au nord de l’île du Cap-Breton. L’Auguste fit naufrage, le 15 novembre 1761, sur les bancs de sable de la baie Aspy. Seuls sept passagers ont échappé à la mort. Lacorne Saint-Luc était de ce nombre.
Il est difficile d’imaginer le chagrin du malheureux qui devait ensevelir les corps défaits de ses parents, amis et compatriotes avant de reprendre sa destinée en main. Lacorne Saint-Luc décida de rebrousser chemin et de marcher pour survivre, malgré son affliction, l’épuisement, les privations et l’intensité du froid hivernal. Le rescapé revint à Québec, le 23 février 1762. Imaginez la surprise des autorités britanniques qui pensaient s’en être débarrassé!
Refaire sa vie
En décidant de rester au pays, Lacorne Saint-Luc dut accepter de vivre dans une colonie anglaise, the province of Quebec, et de renoncer à sa carrière militaire. Il réussit graduellement à s’adapter, à surmonter plusieurs difficultés et à reprendre ses affaires commerciales en main, malgré la dévaluation du papier monnaie, l’interdiction d’importer directement de France et la concurrence farouche des commerçants britanniques.
Ce sont surtout les textiles et les vêtements de luxe qui lui permettront de refaire sa fortune après le changement de régime. De plus, il achètera plusieurs biens fonciers à Montréal et dans ses environs et il prêtera couramment de l’argent à la manière de nos banquiers modernes.
Le fait qu’il soit admis au premier Conseil législatif, sous l’administration de Guy Carleton, ainsi qu’au deuxième Conseil sous Frederick Haldiman, prouve que Lacorne Saint-Luc restait un homme d’influence, même durant sa vieillesse, et qu’il savait s’attirer les bonnes grâces de l’autorité coloniale, comme au temps de la Nouvelle-France.
Le survivant de la guerre de Sept Ans et du naufrage de l’Auguste est décédé dans sa demeure de la rue Saint-Paul à Montréal, le 1er octobre 1784, à l’âge de 73 ans. Avec lui s’éteignait la branche canadienne des Lacorne de Chaptes.