1753-1755 : un temps où la France remportait des victoires sur l’Angleterre en Amérique. Quatre ans plus tard…
Bras de Fer 1754-1755
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Il y avait au moins vingt-quatre heures que je travaillais à échanger avec un sauvage Outaoua1 du Nord, une demi livre de vrai tabac de Virginie contre trois castors blancs, quand, ce vingt-deuxième jour de mai 1754, le tambour du Fort Duquesne2 résonna une fois – deux fois précipitées et une fois encore, c’est à dire l’appel général devant le glacis du nord-ouest, qui fait face à la Belle-Rivière3. La cour intérieure du fort est trop petite pour un rassemblement de plus de cent hommes.
Le temps de sauter dans mon canot d’écorce, deux douzaines de coups d’aviron à travers la rivière Mal-Engueulée4, et je rejoins à la course mes camarades. Ils sont déjà au port d’armes, face au mur extérieur de la maison du Commandant. En uniforme, droits comme un I au milieu de l’alphabet, il est là, lui, solide comme toujours. Un vrai chef.
Le tambour bat aux armes, l’assemblée se forme en fer à cheval sur trois rangées de profondeur ; nous, les Français, à droite et au centre ; les sauvages, à gauche. Il ne faut jamais les avoir derrière soi, même lorsqu’ils ne sont pas armés. Et Monsieur de Contre-Cœur prend la parole :
« Officiers et soldats du Roy, et, vous, frères Chouanons, enfants aussi d’Ononthio (ici, les Indiens acclamèrent le Roy), moi, Contre-Cœur qui commande en son nom sur la rivière aux Bœufs, et sur la Belle-Rivière, j’ai décidé d’envoyer Monsieur de Jumonville que vous connaissez tous, avec une escorte vers les Grands Prés, où les Anglais on commencé à bâtir un fort. Monsieur de Jumonville les sommera en mon nom d’évacuer promptement les terres du Roy, et de retourner chez eux en paix. S’ils ne veulent pas l’écouter, je saurais une fois pour toutes ce qu’il nous reste à faire. Votre enseigne va désigner les trente hommes de son escorte. Obéissez-lui comme à moi-même, et, surtout, rappelez vous que nous ne sommes pas en guerre avec les Anglais. »
Ici, Sans-Quartier, un vétéran du régiment de Karrer, crie : « Pas encore ». Nous lui répondons par des bravos prolongés. Le commandant se met à rire, on voit toutes ses dents pointues sous sa moustache, comme s’il allait vous mordre. C’est un homme sans morgue, en dehors de la discipline militaire, et nous l’aimons bien.
Monsieur Coulon de Villiers, dont le surnom est Jumonville, commence tout de suite à choisir ses hommes. Le premier est Sans-Quartier, le second moi Cadrain Monceau, dit Bras de Fer. Alors je réclame : « mon commandant ! J’ai des affaires importantes en train…Je ne puis m’absenter avant de les finir…Si c’était la guerre, ce serait différent. »
Monsieur de Jumonville se tourne vers Sans-Quartier, mon camarade de lit et lui demande quelles sont les affaires dont il parle : « Mon capitaine, c’est rapport à des pelures de castor dont il fait collection ». Sans-Quartier était depuis longtemps jaloux de mes succès dans la traite de fourrures. Ce jour-là, je me promis de lui donner un chien de ma chienne. L’officier se retourne vers moi : « Bras de Fer ! J’ai besoin de toi, tu parles l’Iroquois et nous allons dans leur pays.…»
Le lendemain, vingt-trois de Mai, nous partons, moi trente-cinquième, tous de bonne humeur avec nos provisions de viande boucanée et des biscuits de mer (une saleté). Aussi, des munitions pour quinze jours, de quoi tuer du gibier, même des sauvages, à l’occasion. Les Sénécas de Tanacharison, leur Demi-Roi, chassent autour des Grands Prés. Chaque fois qu’ils le peuvent, en cachette, ils lèvent une chevelure française. Les Indiens ne se battent jamais à découvert, comme nous, mais seulement à l’affut ou de grand matin, à l’heure où on dort le mieux.
Le deuxième officier est Monsieur Drouillon, secondé par trois cadets à l’aiguillette, le petit de Boucherville, le maigre Du sablé et Aubert de Gaspé, un tout jeune homme. Ils emmènent avec eux Bonenfant, l’interprète. Ce dernier me bat toujours à la course, mais, en fait d’anglais, je le sais mieux que lui. Et il ronfle si fort, la nuit, qu’un Indien peut l’entendre à trois arpents. Il y a aussi Mimile La Débauche, mon associé pour la traite, un Provençal noir et rusé comme un renard, puis, La Flute, de Valence en Dauphiné.
Si nous avions pu nous douter de ce qui nous attendait quatre fois vingt quatre heures après nous aurions psalmodié le De Profundis. Enfin, il arrive ce que Dieu veut, le mieux est de se fier à Lui et d’aller de l’avant, pour le forcer à changer d’idée si la première est mauvaise.
Maintenant, nous sommes en pleine forêt, des pins obscurs, argentés au Nord de lichens, des trembles qui pleurent, des bouleaux gris-cendrés qui recouvrent la terre depuis les grands lacs jusque je ne sais où. Ces pays-là vous donnent l’illusion d’un purgatoire où passent des choses blanchâtres, de ci delà, sans but. Alors, il faut se secouer, se pincer, car ces choses-là pourraient bien être des Peaux Rouges en chasse. Ce qui me fit penser qu’il eut été prudent d’en emmener une demi-douzaine comme éclaireurs. C’est ce qu’ils font de mieux en forêt où leurs mocassins ne font pas plus de bruit que les foulées d’un carcajou5.
Il est vrai que nous ne sommes pas en guerre et que les seuls Indiens campés autour du fort en ce moment sont des Chaouanons. Or, il est impossible de s ‘y fier, au point qu’on ne les laisse jamais entrer dans le fort, plus de six à la fois et sans armes.
Le soir vient, avec une pluie fine pas assez forte pour passer à travers nos abris de branches. Y-a-t-il au monde musique qui vaille celle des gouttes d’eau sur les feuilles, quand on est à l’abri ? Elles frémissent, elles sentent bon et vers deux heures du matin, le coucou chante de joie, on dirait les matines des bois.
Le second jour, l’enthousiasme du départ s’est pas mal refroidi ; il en est ainsi dans toute expédition. On se rapproche du territoire disputé, monsieur de Jumonville commence à désigner les sentinelles de nuit, corvée dont chacun cherche à se dispenser ou que l’on accepte en somnolant debout, appuyé contre un arbre. Puisque nous ne sommes pas en guerre !
Le troisième jour, nous partons de grand matin; nous apercevons quelques traces de mocassins sur le sol ; mauvais signe, on les a recouvertes ça et là d’aiguille de pins…La Débauche se vante de mieux déchiffrer les bois que les livres, mais il ne peut dire à quelle nation elles appartiennent. Chez les Indiens, trente familles font une Nation.
En dehors des cadets à l’aiguillette, je suis le seul à lire et à écrire facilement. Ç’est pour quoi le capitaine m’appelle le soir auprès de lui et de ses officiers :
Bras de Fer, relis-nous mes instructions. Il ne pleut plus, j’allume une lanterne, je commence :
Sommation que fera Monsieur de Jumonville, officier des troupes du Roy très-chrétien, au commandant des troupes anglaises, si il en trouve sur les Terres du domaine du Roy :
Monsieur,
Il m ‘ est déjà revenu par la voix des sauvages que vous veniez armé, et à forces ouvert es sur les Terres du Roy mon maître, sans toutefois pouvoir le croire ; mais, ne devant rien négliger pour en être informé au juste, je détache Monsieur de Jumonville pour le voir par lui-même, et en cas qu’il vous y trouve, vous sommer de la part du Roy, en vertu des ordre s que j’en aye de mon général, de vous retirer paisiblement avec votre troupe. Sans quoi, Monsieur, vous m’obligeriez à vous y contraindre par toutes les voies que je regarderais les plus efficaces pour l’honneur des armes du Roy. La vente des terres de la Belle-Rivière par les sauvages vous est un si faible titre que je ne pourrais m’empêcher, Monsieur, de repousser la force par la force ; je vous préviens que, si après cette sommation qui sera la dernière que je vous ferai faire ; il arrive quelque acte d’hostilité, que ce sera à vous d’en répondre, puisque notre intention est de maintenir l’union qui règne entre deux princes amis.
Quels que soient vos projets, Monsieur, je me flatte que vous aurez pour Monsieur de Jumonville tous les égards que mérite cet officier, et que vous me le renverrez sur le champ pour m’informer de vos intentions.
Je suis en attendant, avec respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. Contre-Cœur.
Fait au camp du Fort Duquesne, le 23ème May 1754.
Cette lecture terminée, Monsieur de Jumonville s’adresse à ses officiers: Je n’ai rien à ajouter à ces instructions, Messieurs, je tiens seulement à vous redire les dernières paroles de notre commandant : « Rappelez-vous que nous ne sommes pas en guerre avec les Anglais…»
Juste avant de me rouler dans ma couverte, j’entends un sifflement aigu, suivi d’un gémissement : « Que diable est-ce, fait La Débauche ? Ce n’est pas un cri d’homme… » Bonenfant lève les épaules : « Et dire que tu prétends tout déchiffrer dans le bois ! Ça c’est le cri d’un Castor pris au piège, il prévient sa tribu de se sauver. M’est avis que ça sent le sauvage…
L’officier Drouillon nous interdit d’aller à la découverte ; il prit lui-même la première garde, cette nuit-là. Rien n’arrive d’extraordinaire d’ailleurs et nous oubliâmes cet incident. Pense, penser que si nous étions allé veiller à trente arpents de là, nous aurions trouvé le Demi-Roi avec sa bande de tue-chrétiens !
Il m’est très difficile de raconter ce qui nous arriva le 28 de Mai à trois heures du matin. Il avait plu toute la nuit de grosses gouttes qui remplissent les bassinets et mouillent la poudre, à moins de la recouvrir de sa capote et encore !
J’avais été pris d’une colique, j’étais allé vers un fourré, au Nord de la clairière où nous avions campé, dans un creux à l’abri du vent. J’avais trop mangé de baies pas mures. Tandis que je réajuste ma culotte, une fusillade éclate sous la pluie. Je reconnais les détonations des longs fusils de Virginie. Je vois les Indiens se glisser comme des serpents entre les arbres. Je me colle contre le mien, je n’ai pas d’armes, ma chemise est aussi brune que l’écorce.
Je vois mes camarades se lever en désordre, à moitié réveillés. Debout, monsieur de Jumonville agite un mouchoir blanc : il crie « nous sommes des parlementaires… » Il secoue Bonenfant et lui demande de lire la sommation. Avant qu’il ait fini sa phrase, une seconde décharge le jette à terre, avec l’interprète. Nos gars commencent à tirer, quelques Anglais tombent. Les fusils ratent et, à ce moment-là les Peaux Rouges font leur cri de guerre : « Aïe, hi ! Aïe, hi ! Aïe !» Mes camarades sont cernés. Monsieur Drouillon leur ordonne de lever les mains en l’air, il a dit plus tard qu’il valait mieux se rendre aux Anglais que d’être scarpelés par les sauvages. Les Virginiens sans doute les relâcheraient dès qu’ils apprendraient leur qualité de parlementaires, tandis que les Indiens ne faisaient de prisonniers que pour les supplicier à loisir.
Le chef anglais est un grand gaillard, fort jeune que nous connaissons sous le nom de Ouasinton6. Les sauvages l’appelaient « Corcorin ». Il écoute les protestations de monsieur Drouillon, il ne paraît rien y comprendre. Ses soldats désarment les nôtres, puis tous disparaissent du côté de leur fort Nécessité.
Les Indiens se précipitent sur nos morts et nos blessés. Ils hurlent comme des bêtes féroces. Et je vois, oui, j’ai vu l’un d’eux qui portait sur la tête une peau d’hérisson, se pencher sur mon capitaine à terre : « Tu n’es pas encore mort, mon père ? Tiens attrapes ! » Ce disant, il l’assomme d’un coup de casse-tête, il le retourne sur le ventre, il lui cercle le crâne de la pointe de son couteau et, un pied sur les épaules, il lui arrache sa chevelure d’en arrière sur le cou à l’avant sur le front. J’entends son cri de guerre pendant qu’il attache son trophée à sa ceinture, je le vois courir vers d’autres blessés et je fis, à ce moment-là, un vœu solennel à Bayard, un saint soldat de mon pays. Oui sur mon âme de chrétien.
Tout ce fracas n’a pas duré vingt minutes. Je suis seul maintenant, à côté des scarpelés. Longtemps encore, je reste à terre sans bouger, puis je rampe vers l’Ouest, je me relève silencieusement, je prends ma course le long d’un ruisseau. Il me faut aller prévenir les nôtres au fort.
Je mets sept nuits à refaire en sens inverse le chemin que nous avions parcouru en cinq marches. Le jour, je me cache et je dors. Je ne suis pas plus qu’à une petite journée de Duquesne, lorsque je tombe par malheur sur un parti d’Iroquois. Ils ne savaient rien de notre bataille, mais ils m’attachent les bras et me conduisent devant leur chef, un borgne plus hideux que le diable : « Que fais-tu sur nos terres ? D’où viens-tu ? Où vas-tu ? » Je me vois déjà sur le bûcher des supplices, quand la bonne Sainte Anne m’envoie une idée : « Je suis avec un parti d’Oneidas. Ils s’en vont au fort et je cours en avant pour prévenir le grand chef »
« Qu’est ce qu’ils veulent au grand chef français » – « Je n’en sais rien, mais ils ont besoin de couvertures. Si vous me retenez, ils seront très fâchés. »
Les Oneidas sont l’une des Six Nations iroquoises Un conciliabule interminable s’engage entre le chef et les anciens de la bande. Lui voulait me torturer : « Il n’y a de bon blanc qu’un blanc mort ». Eux craignaient de se faire deux ennemis : les Français et les Oneidas.
« Combien sont-ils ? » demande le borgne : « Environ trois fois votre nombre et d’autres arrivent par derrière, pour avoir leur part de cadeaux ».
Cette fois, le chef cède. Je suis relâché sous promesse de dire au fort qu’eux aussi viennent faire visite et que leurs squaws ont bien besoin de couvertures. Je pars sans me presser, mais une fois hors de vue, je cours plus vite qu’un daim manqué par un chat-tigre. Je ne sais comment mes pieds font pour me porter, mais j’arrive à Duquesne. De suite, je raconte à monsieur Contre-Cœur ce qui nous est arrivé.
Son visage, si rouge d’ordinaire prend la couleur du plomb quand nous le versons dans nos moules à balle. Il répète : « Quelle infamie…des parlementaires…Goddam d’Anglais…Je te vengerai Jumonville… » Enfin il éclate en imprécations, moi aussi. Alors il me congédie, je m’en vais manger et baigner mes pieds pleins d’épines, tout en sang. Je bois deux grands verres d’eau de vie des officiers, je m’endors sur une peau d’ours, dans le magasin du ravitaillement. Je suis en sureté, voilà ma seule pensée. On m’a dit plus tard que j’y avais dormi trente-six heures, comme un mort.
À mon réveil, les camarades m’apprennent que Concorin est l’ami des nations iroquoises, surtout des Sénécas, dont le Demi-Roi est le chef. Ce dernier est l’ennemi mortel des Français depuis que Monsieur Marin, commandant du fort Le Bœuf, pas loin du lac Erié, l’a traité de vieille femme devant d’autres chefs. On ne peut faire de pire injure à un sauvage. Il dissimule, ne répond rien, attend sa « chance » même pendant des années, car il n’oublie jamais une insulte, et, puis un jour, il se venge. C’est pourquoi nos officiers maniaient les Nations avec des gants, tout au moins en paroles. Quand aux bienfaits, les Peaux Rouges les oublient le jour où ils s’aperçoivent qu’il n’y a rien à gagner des Blancs.
On me dit aussi que le Demi-Roi était un petit homme, plein de rides qu’il peignait en rouge ; en guerre il portait une sorte de casque d’hérisson, la queue en arrière. Alors c’est lui, lui Ô grand saint Bayard ! Ce jour-là, je n’en demande pas plus long. Je ne dis rien à personne. C’était mon vœu.
La semaine suivante, étant de garde à la porte, j’allais demander à La Flute du tabac, lorsqu’un petit ourson qu’il avait apprivoisé, me passe au travers des jambes. Je m’étendis de tout mon long à terre et, comme je me relevais en jurant, je vis La Flute se précipiter vers les quartiers du commandant. Lui et sa brute je les crus fous, car il n’y avait âme qui vive en vue. Un moment plus tard, monsieur de Contre-Cœur me faisait appeler : « Bras de fer, il y a du monde qui arrive. Ne laisse entrer personne, rouge ou blanc sans ma permission. » – « Oui mon commandant. Mais on ne voit rien à l’horizon. » – « Ca ne fait pas de différence. Veille et préviens moi de suite quand tu les apercevras ».
Toute en marchant de long en large, j’étais fort intrigué. Subitement, je me rappelai que cet animal de La Flute, plusieurs fois déjà, avait annoncé bien à l’avance l’arrivée de visiteurs.
« Est ce que, des fois tu aurais le don de seconde vue ? Ça c’est mon secret, m’avait-il répondu. »
Ce jour-là, je le découvris son secret. Son ours était son télescope ou plutôt son oreille.
Ces animaux ont une ouïe qui l’emporte sur celle de tous les habitants des bois. Le moindre bruit à la ronde, ils l’entendent de si loin qu’on ose à peine le dire. Ainsi, ce treize de juin, exactement une demi-heure après la fuite de l’ourson vers son trou, je vis une bande d’Outaouas traverser la Belle-Rivière. Leurs clameurs firent courir aux armes mes camarades.
En tête marchait un gros Indien vert et bleu, qui portait une branche d’érable. Quatorze scalps peints en rouge y étaient attachés. Je les comptai, parce qu’au fort on les payait vingt-cinq francs la pièce, en marchandises ; les Anglais, eux payaient trente francs.
Malgré sa graisse, ce sauvage sautait haut en l’air et il agitait ne tous sens son trophée. Derrière, la tribu poussait ces hululements prolongés et suraigus qui annoncent une victoire. Venait ensuite une demi-douzaine de prisonniers, les mains liées et gardés par deux Indiens barbouillés de charbon. Ç’étaient les parents des deux braves que les Outaouas avaient perdu dans leur expédition en Virginie. Ils y avaient surpris trois habitations, ils avaient massacré les hommes sauf quatre, qu’ils ramenaient avec les femmes.
Toute la garnison se précipita aux murs. On laissa entrer les chefs sans armes ; le commandant causa avec eux. Pendant ce temps, les Indiens Loups, qui campaient autour du fort, se placèrent sur deux lignes parallèles à partir de la rivière. Selon la plus ancienne des coutumes indiennes, les prisonniers allaient « courir » la bastonnade ; c’était, paraît-il, la troisième en un mois.
Les Outaouas les poussèrent en avant, ils prirent leur course à travers les pierres, les coups de bâtons durcis au feu ou armés de pointes de silex. Les enfants, les femmes surtout prenaient un plaisir extrême à frapper, tailler, déchiqueter. L’usage de la hache est défendu.
Je remarquais deux jeunes filles ; elles se tenaient d’abord par la main, car on les avaient déliées, elles couraient comme des biches harcelées par des loups ; l’une d’elle trébucha sur un caillou, elle tomba, son visage refléta l’horreur d’une quasi morte au milieu des démons. En une seconde, elle fut entourée par un groupe de sorcières, elles s’attaquaient à sa gorge, à sa bouche, à ses oreilles ; une vieille mordit en pleine chair son bras levé en l’air. La victime se releva dans un sursaut d’agonie, courut dix verges encore et vint tomber dans les bras de sa sœur au mur du bastion. Là, la bastonnade s’arrêtait.
Nue, un œil à moitié hors de l’orbite, la bouche ouverte par où giclait du sang, elle paraissait morte. Nous l’emportâmes à l’infirmerie, le chirurgien l’arrangea de son mieux. Chose extraordinaire, elle en revint et Monsieur de Contre-Cœur la racheta aux Peaux Rouges avec d’autres pour dix couvertures. Par la suite, elle n’a jamais pu voir un Indien sans perdre connaissance.
Les Outaouas se réservèrent deux prisonniers, pour les faire mourir en compensation des guerriers tombés en Virginie. Le supplice eût lieu le même soir. Il devait commencer au pied du fort, du côté de la rivière Malengueulée. Le commandent s’y refusa net. Alors les sauvages passèrent de l’autre côté de l’eau sur une pointe de sable où il y avait beaucoup d’arbres échoués. Les squaws se mirent à ramasser des branches, elles les accumulèrent autour de deux chênes, auxquels on devait attacher les victimes avec des cordes mouillées de dix pieds de long. Le feu allumé, elles tournent en rond pour fuir les tisons que l’on pousse vers elles ; leurs têtes sont coiffées d’une argile humide, afin de faire durer plus longtemps l’amusement.
Les prisonniers gisaient à terre ; de grands feux éclairaient la rivière et même les bastions où nous étions groupés. Nos officiers fumaient dans la salle du rapport, ils ne pouvaient intervenir, ils ne voulaient pas voir ces atrocités. S’ils nous avaient donné l’ordre, nous aurions eût tôt fait de balayer ces bandits à coup de mitraille. Seulement après ça, ç’eût été la guerre rouge, les Six Nations passant aux Anglais. Alors ?
Les Outaouas entonnèrent les louanges de leurs morts. Ils allaient être vengés. Le gros sauvage criait une phrase, les autres la répétaient en chœur, voix rauques d’hommes, voix suraiguës de femmes, piaillements d’enfants ; jusqu’aux chiens, misérables bêtes de somme, hurlant à la mort, museaux vers le ciel, queues raides, tendues vers la terre. Par dessus ce tintamarre, on entendait le grelot saccadé du chichikoï, une calebasse creuse avec des cailloux dedans.
Au bout d’une demi-heure, les hommes firent place aux squaws, chargées de fagots. Ce fut à ce moment-là qu’une vieille sorcière s’approcha du prisonnier le plus vigoureux, un Virginien à tête rouge, et lui jeta dessus une couverture en loques. La stupéfaction fut générale. Un Indien, son mari je suppose, voulut l’arrêter, les autres l’apostrophèrent, des femmes vinrent lui cracher dessus. Elle, accroupie à côté du prisonnier, la tête dans ses mains, en répondait rien. Le jongleur de la nation lui adressa quelques paroles que je ne compris pas. Sa réponse à elle, par exemple, je n’en perdis rien, tant sa voix sifflait entre ses lèvres de momie : « Aguï (c’est leur dieu) Aguï a repris mon fils aux dernières lunes. Mon mari est un bon à rien. Je prends ce Blanc pour me servir, j’en ai le droit moi Etchegoen, fille du chef. Aguï me le donne ! Aguï me le donne ! Plus les autres grondaient, plus elle criait Aguï me le donne…tellement que le jongleur finit par s’en aller. Alors elle se leva, elle coupa les liens du Virginien, elle le mit sur ses jambes et l’emmena vers sa tente. Là elle l’attacha de nouveau, puis vint rejoindre le cercle pour ne rien perdre du spectacle. Et elle crachait à son tour sur les autres squaws.
Rien de nouveau les jours suivant. J’ai terminé mes affaires avec Pontiac, mon Outaoua du Nord, il me promit de me rapporter d’autres castors blancs, ils sont très rares. J’allais à l’infirmerie visiter la jeune fille que les Loups avaient abîmée. Son visage était entouré de bandeaux, même son bon œil, mais on apercevait un coin de sa bouche, il me sembla y voir un bout de sourire quand le lui mis dans la main un bouquet de sassafras. J’étais allé le chercher de l’autre côté de la Mal-Engueulée.
On m’appelle Bras de Fer, lui dis-je ; je suis….Le docteur m’interrompit : « Elle ne parle pas un mot de français, mon garçon. Son nom est Margaret, sa mère venait de la Nouvelle-Orléans ».
Alors, mademoiselle Margaret, here des flaours for you. And bon luck !
Je croisais en sortant La Flute. Il tenait une peau d’hermine qu’il cherche à cacher quand il m’aperçut. Cela m’était égal, mes fleurs sentaient meilleur et puis il ne parlait pas l’anglais comme moi. L’éducation, ça sert toujours.
Le vingt-quatre de juin, je devinai qu’il allait se passer quelque chose. Nous avions reçu des approvisionnements des lacs d’en haut, avec un renfort de deux cents miliciens. Les officiers étaient continuellement en conférence, le garde magasin préparait des sacs de munitions. Bien sur, on allait prendre la piste. Mais laquelle ?
Deux jours plus tard, l’ours de La Flute se sauve dans son antre. Le capitaine de Villiers arrive au fort avec trois-cents sauvages. Ces Villiers, tous Coulon, sont natifs de Verchères, en bas de Montréal : ils sont si nombreux au service du Roy qu’on les distingue par des surnoms. Moi je connais Villiers de l’Espinay, il se bat en Acadie, aussi Villiers de Jumonville, qu’on vient d’assassiner aux Grands Prés, puis le chevalier, au fort de Chartres, et, enfin le capitaine Louis.
Monsieur de Contre-Cœur court au rivage : « Soyez mille fois le bienvenu, Monsieur, je ne vous attendais pas de sitôt. Venez à mon quartier, j’ai de mauvaises nouvelles pour vous…
Quand Monsieur des Villiers ressort, je crois que tout son sang lui a giclé au visage sous la peau. Il s’en va droit devant lui ; les gens du lac Huron louchent de son côté ; le sauvage ne regarde jamais en face.
« Hugh ! le Père est rouge comme une feuille d’érable avant les neiges. Hugh !» Bonenfant dit à voix basse : « Le commandant lui a raconté l’affaire des Grands Prés…Gare aux Goddams. Ca va chauffer. »
Sans-Quartier fait explosion : « Tant mieux, sacrebleu ! Ce que je commence à m’embêter ici, avec des corvées au lieu de faire notre métier.
De nouveau sauvages arrivent, les Kickapoux, pleins de vermine ; ils n’ont pas oublié le père Marquette, le missionnaire mort chez eux. Ils sont les plus rapides de tous les Peaux Rouges, on dit qu’ils battent les daims à la course. Il y a aussi des Folle-Avoines, ils sentent moins mauvais que les autres parce qu’ils se frottent de graisse d’ours, non d’huile de poisson comme les Puants, par exemple, de la mer Michigan.
Le garde-magasin jure lorsqu’il reçoit l’ordre de leur faire de « petits cadeaux » : « De par mille diables, est-ce que toutes les Nations se sont données rendez-vous ici ? Donne, donne, je n’entends plus que ce refrain. Bientôt, il ne nous restera rien à nous mettre sur le corps…Tas de mendiants… »
Les Indiens ne disent mot ; ils s’accroupissent au seuil de la boutique, ils attendent vingt-quatre, quarante-huit heures, de quoi rendre fou le garde. Alors il finit par leur jeter ce qu’ils veulent, ne fut-ce que pour ne plus les voir à sa porte.
Ce même soir, le tambour bat une assemblée générale. Personne n’y court plus vite que moi sauf les Peaux Rouges déjà serrés les uns contre les autres. La garnison se range en arrière, des centaines d’hommes, sous le drapeau blanc de Carignan-Salières. En avant, le commandant en uniforme du même régiment, habit et culotte bruns, bas gris clair, ainsi que les jarretières et les bouffetes. Il porte un chapeau en demi-lune, les rubans à gauche ; il a une grande perruque que nous n’avons jamais aperçue auparavant.
Les sauvages ne peuvent en détacher leurs regards. Ces Hurons de Lorette, plus ou moins christianisés, murmurent entre eux sans tourner la tête : « Hugh ! Il a levé une chevelure. Hugh ! Et les Robes Noires qui nous disent de ne jamais en faire autant… »
À ses côtés, il y a le capitaine Louis de Villiers, en coureur des bois. Sa toque de fourrure à queue d’écureuil porte une fleur de lys d’or, la fleur d’Ononthio, le Roy de France. Les autres officiers sont en uniforme régulier : monsieur Le Mercier, du fort, monsieur de Longueuil à la tête de Iroquois, monsieur de Montesson lieutenant des Abénaquis, l’enseigne de Longueuil des Hurons de Lorette. Ce dernier porte un justaucorps et un ceinturon de cuir, sur des mitasses, grands bas bleus cerclés de jarretières rouges à grelots de cuivre. Il n’a pas quitté ses mocassins.
Monsieur de Contre-Cœur fait un signe à Bonenfant. L’interprète arrive en portant au bras une demi-douzaine de chapelets de perles en porcelaine, à plusieurs pendentifs ou branches. C’est la manière indienne de se rappeler les assemblées et les traités antérieurs. L’aumônier n’aime pas le nom de chapelets, car se sont des colliers de porcelaine. Moi, je ne suis pas de son avis.
Bonenfant passe au commandant un chapelet à sept branches de perles rouges cousues parallèlement sur une bande de cuir. Monsieur de Contre-Cœur le saisit de la main droite et, la main gauche sur son épée qui pend d’une écharpe :
« Mes enfants, je vous invite pas ces branches à écouter ma parole, qui est celle de votre père Ononthio. Je vous débouche les oreilles pour bien entendre, je vous débouche le gosier pour que mes paroles vous touchent au cœur et que vous ressentiez la même peine que je ressens.
Par sept branches, mes enfants, votre père Ononthio m’informe qu’il ne vous a envoyé ici que pour travailler aux bonnes affaires. Je suis venu dans cette vue. Mais il m’ordonne en même temps que si quelqu’un m’insulte de l’écraser et qu’il ne doute pas, par votre attachement à ses volontés que vous ne suiviez notre exemple et que vous aidiez à le venger. Vous n’ignorez pas l’assassinat qui m’a été fait. Je vais vous parler à tous au cœur, parce que je n’ai rien à cacher pour les véritables enfants d’Ononthio. »
Ici, un chef Mississakuin se lève : « Ononthio ne nous a envoyé que pour travailler aux bonnes affaires et pas pour troubler la terre, mais pour regarder seulement. » il s’accroupit de nouveau. Ses braves approuvent de la tête. Le comandant continue son discours : « je vous apprends, mes enfants, que je ne suis venu ici que pour travailler aux bonnes affaires, que j’ai trouvé l’Anglais et que je l’ai sommé suivant les ordres de votre père de se retirer ; que je leur ai fourni leurs besoins pour s’en aller paisiblement chez eux. J’ai appris par vos frères qu’ils venaient pour frapper sur votre père, j’ai envoyé un officier pour leur parler et travaillé à maintenir la paix : ils l’ont assassiné. »
À ce moment-là, le capitaine Louis se penche en avant, prêt à bondir, il a la main sur une dague que nous lui envions tous, héritage, dit-il, d’un aïeul Jarret de Verchères. On jurerait un sanglier, les yeux rouges, qui va foncer sur vous.
Monsieur de Contre-Cœur s’arrête, le regarde, le capitaine se redresse, et le discours reprend :
« Mes enfants, j’en ai le cœur malade et je faisais partir demain les Français pour m’en venger. Vous arrivez, mes enfants, quand j’ai déjà fait délivrer les souliers, la poudre et les balles. Et je vous invite vous autres Gens du Sault, du lac Huron, Abénaquis, Iroquois de la Présentation, Népissings, Algonquins et Outaouas, par ce collier à accepter la hache pour accompagner votre Père et lui aider à écraser les Anglais qui ont violé toutes les lois les plus fortes en assassinant des porteurs de paroles. Je joins à cette hache deux barils de vin pour vous faire festin, n’ayant pas de bœuf ici.
C’est monsieur de Villiers que je mets à votre tête pour vous conduire et vous servir de père. Il va de cœur venger la mort de son frère. Ceux qui l’aimeront suivront son exemple, je vous invite de faire tout ce qu’il vous commandera. »
Le commandant remet à Bonenfant le chapelet de perles rouges et en prend un autre à perles blanches : « Par quatre branches de porcelaine, vous autres Loups… » Il s’interrompt : il y a une agitation parmi les Indiens et quelques-uns murmurent à voix basse je ne sais quoi. Bonenfant saisit un autre chapelet : « Mon commandant, je me suis trompé, voilà le vrai collier à perles vertes »… « Espèce de maladroit ! Fais donc attention ». Le discours recommence : « Par ces quatre branches vertes, vous autres Loups, si vous êtes les véritables enfants d’Ononthio, je vous invite à suivre l’exemple de vos frères. Hiro. J’ai parlé. »
Cet exemple, nous étions loin d’être sur qu’il serait bon. L’Indien change à tous les vents. Naturellement, ils emportèrent les haches et les deux barils qui auraient été beaucoup mieux dans nos gosiers que dans les leurs. Ils festoyèrent, ils tinrent un interminable conseil de guerre et finalement ils se déclarèrent prêts à nous suivre : « Donnes-nous un jour pour faire nos souliers et aussi pour nous peindre. Cela fait nous marcherons. » Donc tout allait bien.
Le vingt-huit de Juin vers neuf heures du matin, nous nous embarquons sur la Mal-Engueulée ; on remonte d’abord son cours, histoire de donner le change aux espions, ils pullulent chez les sauvages. Déjà nous avons remarqué l’absence des Mississakuins, les autres Peaux Rouges s’en montrent fort inquiets. « Peut-être sont-ils allé trouver l’ennemi ? »
Le vingt-neuf nous reprenons la voie directe, à travers bois ; l’aumônier, un grand Récollet ancien officier de cavalerie nous dit la messe. Il était fortement bâti, sur de longues jambes en faucille, et pour tant c’était l’un des plus mauvais marcheurs que j’ai jamais vu. On racontait qu’il était entré dans les Ordres à la suite de la mort subite de sa fiancée.
Nous arrivons à un grand hangar récemment abandonné par les Anglais. Nous y laissons nos pirogues, des vivres et des munitions, avec cinq Iroquois, quinze Français et un bon sergent. Ce qui nous réduisit au nombre de quatre-vingt quatre Blancs. Je sais que plus tard, on a prétendu que nous étions cinq cents Français. C’est un mensonge je le sais bien, puisque c’est moi qui tenait les compte de la paie. Nos alliés étaient deux cent nonante.
Le lendemain à onze heures, grande distribution de poudre, de balles, de viande boucanée pour une marche forcée sur les Grands Près où, paraît-il, se trouve l’ennemi. Il y a autant d’arbres morts par terre que de vivants debout ; nous trébuchons, nous tombons comme des ivrognes, les jurons éclatent en feux de file ; le révérend Récollet se bouche les oreilles, s’étend à la renverse, se déclare incapable de continuer. Il nous donne une absolution générale et s’en retourne paisiblement au hangar, son bréviaire sous le bras. Beaucoup auraient voulu en faire autant.
Une vingtaine d’éclaireurs nous précèdent. Les Mississakuins nous ont rejoint, la marche devient plus facile, les sauvages sont de meilleure humeur. Le deux de juillet nous arrivons à un camp désert, il devient évident que les Anglais se sont repliés en arrière. Mais où ? Monsieur de Villiers se fait amener un Anglais que les gens du Sault on capturé ce matin : « Bras de Fer, demandes lui où ses camarades sont allés ? Fais lui comprendre d’abord que s’il ment, il sera pendu, de suite, ici même ! »
J’appelle mon ami Pontiac. Crâne rasé, sauf une touffe noire, « brahier », sorte de lange entre les deux jambes, réduit au minimum, il est en tenue de guerre, c’est-à-dire nu jusqu’à la ceinture. Sur sa poitrine, il a peint en rouge un lièvre, emblème de sa nation et ses oreilles allongées par les cercles de cuivre qu’il a ôté sont attachées en arrière par un cordon d’herbes. Il a au col un couteau, un autre à la ceinture du brahier, un autre encore à sa jarretière de droite. Il reluit d’une huile infecte de poisson, tellement que je lui parle de loin.
« Frère, tâte cette tête, dis moi ce que tu penses de sa chevelure ». Il prend un couteau, il en effleure le visage du prisonnier d’arrière en avant.
Cet homme a au coin de la bouche un tic ou un sourire nerveux qui me met en colère, pendant qu’il répète toujours le même refrain : « Je ne sais rien, je ne suis qu’un simple milicien… »
« Hugh. Un beau scalp. Bien fourni. Veux-tu me le donner ? » Le Virginien n’a rien compris, il a tout deviné : « Pour Dieu, vous n’allez pas me tuer comme ça, de sang froid…Renvoyez-le, je vais vous dire ce que je sais… »
C‘est ainsi que je puis apprendre au capitaine que les Virginiens, environ quatre cents hommes avec neuf canons sont allés se retrancher à leur fort Nécessité. Or nous n’en sommes plus qu’à un e journée de marche…Pontiac emmène le milicien, il lui prend ses souliers, il aiguise ses couteaux, en le regardant de travers. Cependant, il a l’ordre de ne lui faire aucun mal, pour le moment.
Vers le soir nous avons une alerte, des pas précipités, des cris à notre arrière-garde. Les gens du Lac Huron vont faire feu, lorsqu’ ils reconnaissent quelques Népissings sur les traces fraiches d’un ours. La pluie commence à tomber par torrents, on dirait que nous sortons de la rivière, et pas de soleil pour nous sécher. Il n ‘y a rien qui vous rende de plus mauvaise humeur. Pour comble, les Algonquins déclarent qu’ils n’iront pas plus loin qu’ils vont retourner au hangar, ce fameux hangar auquel nous pensons tous sans le dire. Là, disent- ils, ils protégeront notre retour…
Au départ, le sauvage jette feu et flamme. Ensuite, à moins de résultats immédiats, il change d‘idée, il ne pense plus qu’ à utiliser sa poudre à la chasse, ce qu’ il appelle « les bonnes affaires » . Monsieur Le Mercier les apostrophe :
« Que diront vos femmes auxquelles vous ne rapporterez rien, tandis que vos frères auront les bras pleins de butin? Ces frères, que penseront-ils de vous? D’ailleurs, c est votre affaire, allez-vous en donc, et que je ne vous voie plu ici ou au fort. »
Ils partent, la tête plutôt basse, un mot y résonne : « Butin, whisky, couverture, haches, poudre et balles… » Deux heures plus tard, ils nous rejoignent au pas de course. Les Outaouas commencent à se moquer d’eux. Le capitaine s’interpose, personne, mieux que lui, ne connait ces grands enfants.
Le trois de Juillet nous faisons une prière dans le creux du vallon où est tombé Monsieur de Jumonville. On trouve trois cadavres scarpelés, mais pas le sien. Nous les enterrons, et puis, en avant. Si vite qu’à dix heures nos découvreurs viennent nous s prévenir que l’ennemi est en vue : ils s’avancent en bon ordre, ils sont très nombreux … Sur notre droite…
Nos officiers nous postent un chacun derrière un arbre. Le fort n’est heureusement qu’à une demi portée de fusil. Nous faisons le cri de guerre, les sauvages aussi à notre gauche. Nous allons faire notre première décharge quand les Anglais font volte-face, et rejoignent leur fort à la course. Un feu de file en jette plusieurs à terre, nous rechargeons, stupéfaits.
Plus tard, ils ont raconté que, jusque-là leur cri de guerre, ils ignoraient que nous avions des sauvages avec nous.
Une fusillade générale éclate sur les deux fronts, eux derrière leurs palissades, nous derrière nos pins. Elle ne nous fait aucun mal, pas plus que les biscaïens du fort. Au contraire, nous descendions leurs servants à volonté , et nous bénissions l’ingénieur qui avait oublié, le benêt, de raser les arbres, nos abris. Cela continue jusqu’au soir, le feu de nos alliés est beaucoup trop nourri. Nous avons deux tués, une douzaine de blessés. L’ennemi doit en avoir au moins dix fois plus.
Je vois un Népissingue, dénommé le Renard-En-l’Air, courir vers Monsieur de Villiers ; il est hors d’haleine : « Hugh ! Le Renard veut te parler. Que veux-tu ? Allons, vite…Du bruit, j’ai entendu du bruit là-bas, loin… »
Il indique l’Est, en face de nous, derrière le fort : « Quelle espèce de bruit ? Celui de gouttes d’eau ou de pas sur les feuilles sèches. C’est les vent qui me l’a apporté ». Le capitaine le regarde bien en face. Inutile, ce Renard tourne les yeux de tous les côtés, excepté du bon. Monsieur de Longueuil se rapproche : « si vous le voulez, je vais l’interroger, je ne crois pas que les Virginiens aient une arrière-garde. Faites, la nuit tombe, il me faut presser l’attaque. Vous me retrouverez au centre de la ligne. » Dix minutes après, Monsieur de Longueuil revient : « je ne crois pas qu’il faille écouter le Renard-En-l’Air. C’est l’un des plus grands menteurs de sa nation. Personne d’autre n’a rien entendu à l’Est. Seulement ces braves parlent de s’en aller. Les Algonquins aussi. Vous savez mieux que moi qu’ils sont bons que dans les surprises. Il y a aussi quelque chose de plus grave : nos hommes ont gaspillé leurs munitions. Ils seront à court si cette lutte se prolonge encore longtemps. »
Monsieur de Villiers souffle, presqu’un sifflement. C’est sa manière quand ca ne va pas comme il le voudrait. Enfin il dit d’appeler les autres officiers pour un conseil de guerre. Ils arrivent d’arbre en arbre pour ne pas recevoir une balle dans la tête. Ils se jettent à terre autour du capitaine adossé, lui, à un pin. Moi de même avec mon calepin et un crayon. Ils sont tous du même avis : à moins d’en finir de suite, nous ne pouvons plus compter sur nos Indiens. Les Virginiens commencent à faiblir, plusieurs paraissent ivres. Il faut charger le couteau à la main, les sauvages nous suivront.
Monsieur de Villiers ne répond rien. Il regarde le fort, d’où part un coup de carabine de temps à autre, et sa porte de chêne. Elle semble rudement solide. Il se retourne vers ses officiers : « Si, comme vous le dites, la poudre va manquer, il n’y a pas à hésiter. Néanmoins, je vais d’abord envoyer un parlementaire. Monsieur Le Mercier, prenez un homme avec un mouchoir blanc en bout de son fusil, allez demander l’officier commandant en chef. Dites lui qu’ils sont cernés, que des renforts nous arrivent, que nous allons donner l’assaut. S’ils veulent se rendre de suite, je leur donnerai une capitulation honorable, je me contenterais de deux otages, dont Monsieur Ouasinton, s’il est au fort. Et je promettrais de les protéger contre nos alliés.
S’ils refusent, je prends le fort et je les abandonne à nos sauvages. Il doit savoir ce que cela veut dire. Faites cesser le feu. Je leur donne une demi-heure pour se décider.
Il fait noir, monsieur Le Mercier part, une torche à la main. Nous apercevons deux officiers du fort qui viennent à sa rencontre, mais nous n’entendons rien. Nos alliés courent sous bois autour du fort, ils hurlent comme de vrais loups, non pas une centaine mais des milliers.
Monsieur Le Mercier revient : « Mon capitaine, ils accepteront une capitulation honorable, avec leurs armes et ils donneront deux officiers en otage. Monsieur Ouasinton est bien là, seulement il devra rester avec ses soldats, il paraît que lui seul peut maintenir l’ordre parmi eux.
Ils disent qu’ils regrettent la mort de monsieur de Jumonville et que si leurs hommes ont fait feu le vingt-huit de mai, c’est que la pluie et la brume les empêchaient de voir à trente pas… Sauf pour tuer mon frère, crie Monsieur de Villiers. Il a sa figure des mauvais jours, les dents serrés, un pli au coin des lèvres, il sort, il rentre sa dague rouge. Je le surveille du coin de l’œil ; des gouttes découlaient en rigoles sur son visage. Muet, les mains derrière le dos, il marchait en rond. Personne ne disait mot. À quoi bon ? Nous savions tous ce qu’il pensait.
Il s’arrête devant ses officiers : « Vous êtes sur que nous allons être à court de poudre pour faire sauter cette porte ?
Oui, dirent-ils. « Nous avons nos couteaux, cria le cadet de la Chauvignerie, une tête ardente, et nous pouvons escalader cette palissade ! Mon commandant, laissez-moi essayer… »
Monsieur de Villiers fronça les sourcils :
« Vous ferez ce que je vous dirai, Monsieur. Monsieur Le Mercier, retournez au fort, dites leur que je veux bien par humanité, leur accorder ce qu’ils demandent. Une fois les articles signés, par exemple, dites leur de filer, de se sauver. Tonnerre de Dieu ! Car je ne pourrais pas retenir bien longtemps mes sauvages sur leur piste.
Monsieur de Longueuil, vous aurez l’honneur d’entrer en tête dans le fort, votre premier soin sera d’y défoncer tous les barils de rhum ou de whisky. Le reste, sauf les munitions, abandonnez-le au pillage des Indiens.
Viens ici, Bras de Fer, je vais te dicter les articles de la capitulation. »
Les voici, tels que je les écrivis à la lueur d’une misérable lanterne tout en m’essuyant les doigts.
Capitulation accordée par le commandant des troupes de sa majesté très chrétienne à celui des troupes anglaises actuellement dans le fort de Nécessité, qui a été construit sur les terres du domaine du Roy, ce troisième juillet 1754, à huit heures du soir.
Savoir :
Comme notre intention n’a jamais été de troubler la paix et la bonne harmonie qui régnait entre deux princes amis, mais seulement de venger l’assassinat qui a été fait sur l’un de nos officiers porteur d’une sommation, et sur son escorte, comme aussi d’empêcher aucun établissement sur les terres du domaine du Roy, mon maître.
À ces considérations, nous voulons bien accorder grâce à tous les Anglais qui sont dans ledit fort aux conditions ci-après.
Article 1er
Nous accordons au commandant anglais de se retirer avec toute sa garnison pour s’en retourner paisiblement dans son pays et lui promettons d’empêcher qu’il lui soit fait aucune insulte par nos Français et de maintenir autant qu’il sera en notre pouvoir tous les sauvages qui sont avec nous.
2
Il lui sera permis de sortir et d’emporter tout ce qui leur appartiendra à l’exception de l’artillerie et munitions de guerre que nous nous réservons.
3
Que nous lui accordons les honneurs de la guerre, qu’ils sortiront tambour battant avec une pièce de petit canon, voulant bien par là leur prouver que nous les traitons en amis.
4
Que sitôt les articles signés de part et d’autre, ils amèneront le pavillon anglais.
5
Que demain, à la pointe du jour, un détachement français ira pour faire défiler la garnison et prendre possession du dit fort.
6
Que comme les Anglais n’ont presque plus de chevaux ni bœufs, ils seront libres de mettre leurs effets cachés pour venir les chercher quand ils auront rejoint des chevaux ; ils pourront à cette fin y laisser des gardiens en tel nombre qu’ils voudront, aux conditions qu’ils donneront parole d’honneur de ne plus travailler à aucun établissement dans ce lieu ici, ni en deçà de la hauteur des terres, pendant une année à compter de ce jour.
7
Que, comme les Anglais ont en leur pouvoir un officier, deux cadets et généralement les prisonniers qu’ils nous ont faits dans l’assassinat du Sieur de Jumonvile, et qu’ils promettent de les renvoyer avec sauvegarde jusqu’au fort Duquesne situé sur la Belle-Rivière et que pour sureté de cet article ainsi que de ce traité, Mrs. Jacob Venebrame et Robert Scobo tous deux capitaines nous seront remis en otages jusqu’à l’arrivée de nos canadiens et français ci-dessus mentionnés, nous nous obligeons de notre côté à donner escorte pour ramener en sureté les deux officiers qui nous promettent nos Français dans deux mois et demi pour le plus tard.
Fait en double sur un des postes de notre blocus, ce jour et an que dessus.
Je pars avec monsieur Le Mercier et trois soldats. Quatre Anglais viennent à notre rencontre, aux pieds du fort. Le plus grand d’entre eux, le commandant Ouasinton se fait faire la lecture du traité parle capitaine Jacob qui parle français. Le capitaine Mackay les accompagne, ils sont tous fort nerveux. La nuit est si noire que je distingue à peine leurs physionomies, pendant une discussion à laquelle je ne comprends rien du tout.
Monsieur Le Mercier s’impatiente : « Messieurs voulez-vous signer, oui ou non ? Oui répond Mackay ».
L’acte de capitulation est signé sur la crosse de mon fusil.
James Mackay – Ge. Washington.
Le comandant signe à notre retour. Coulon-Villiers et une copie est remise à Scobo.
Nous allons haranguer nos sauvages, dit alors monsieur le Mercier. Evacuez le plus tôt possible votre fort, car il sera difficile de les retenir longtemps. Les Anglais ne se le font pas dire deux fois. Point du jour, défilé, tambour battant, pièce de petit canon, ah bien oui ! Au comble de la surexcitation, les Sauvages bondissent de tous les côtés, haches en main, comme ils font avant les supplices, on a beaucoup de peine à les rassembler pour le discours de monsieur de Villiers :
« Par sept branches de porcelaine…Sur l’autre face du fort, les Anglais détalent, ils laissent même leur drapeau, quelques hommes valides, complètement gris, une douzaine de morts et les blessés ; et nous entrons dans le fort, moi cinquième derrière les officiers.
Les Peaux Rouges se mettent à piller les provisions, vêtements, etc…Ils lèchent la terre sous les barriques défoncées de rhum, ils ne sont pas contents de ne rien trouver à boire ; nos hommes pareillement. Nous avons beaucoup de mal à protéger la poudre et les balles, il y en avait une quantité, nous en avions bien besoin. On casse les canons, on brûle le fort, on se met en marche arrière vitement. À la guerre de frontière on ne sait jamais ce qui peut survenir.
Mon ami Pontiac vient me dire qu’il n’y avait pas d’Indiens avec les Anglais, je lui avais demandé où se trouvaient les Sénécas ? Puis il disparaît, je ne le vois plus même au pillage.
Le cadet de la Chauvignerie est désigné pour brûler le grand hangar. Avant qu’il eut fini, Pontiac reparaît, il ramène dix Virginiens sans armes et sans souliers, il est allé les couper de l’arrière-garde anglaise, il est très fier de son exploit.
Monsieur de Villiers n’est pas content : « Relâches ces gens-là de suite. Tu ne voudrais pas me faire manquer à ma parole ? »
Les prisonniers protestent : « Gardez-nous avec vous, si vous nous renvoyez, nous sommes sûrs d’être scarpelés… C’est ce que vous mériteriez. Sans compter que nous avons déjà trop de bouches à nourrir…Gardes les donc Pontiac, et ramène les au fort ; rappelles-toi que ta vie me répond de la leur…
Le sept de juillet, nous arrivons à Duquesne. Monsieur de Contre-Cœur crie de joie, il comble de cadeaux les Nations, il nous fait distribuer hors de leur vue, à l’intérieur des murs, double et triple distribution de rhum.
On m’a dit plus tard que le gouverneur du Canada lui-même, Monsieur le marquis Duquesne écrivit à notre commandant : « Rien de plus à souhait que la jolie affaire qui vient de se passer au haut de la rivière Mal-Engueulée, puisqu’elle concilie la bravoure, la prudence et l’humanité. C’est selon moi le plus beau coup qui se soit fait au Canada, parce qu’il rare que dans ce pays-ci on ait vu des combats en front de bannières, et que ce n’est que par surprise qu’on attaque son ennemi. Tout s’est passé selon mes désirs, la leçon est bonne et je m’attends qu’elle soit incrustée dans la mémoire des Anglais et des sauvages. »
On dansa, on chanta, on but à la France, maîtresse de l’Ohio. Moi je pensais tout le temps au corps de mon enseigne, sans chevelure, quelque part sous la mousse dans la forêt, la pluie dans la pourriture. Qui vivra, verra.
Au début de l’automne, nos otages les capitaines Vanbrame et Scobo furent envoyés sous bonne garde à Montréal. Scobo était une fouine que je trouvais par tout, nos officiers ne se méfiaient pas assez de lui, j e l’ai vu prendre des notes. Le fort avait maintenant six canons de 6, et neuf de balles pesant deux à trois livres. On avait coupé les bois à deux portées de carabine, nous y avion s planté un grand champ de maïs, il pouvait produire dans les bonnes années jusqu’à deux mille minots de grain. La basse-cour comprenait deux vaches, un taureau, vingt-trois truies et leurs cochonnets, et enfin, plusieurs chevaux.
Des cabanes avaient été élevées au tour du fort pour les surplus de garnison, aussi pour les Indiens de passage. Leurs visites nous aidaient à secouer la monotonie d’une vie de bûcherons. Nos chefs s’efforçaient de les rallier à notre cause ; à l’Est, les Anglais faisaient pareillement avec les six nations Iroquoises.
Monsieur le marquis Duquesne avait écrit que le roi d’Angleterre désavouait l’avance des Virginiens sur l’Ohio. Il ajoutait : « Tenez-vous prêts, la guerre peut éclater d’un moment à l’autre. »
Des courriers nous arrivent en février 1755. Un général anglais, Sir Edouard Braddock vient de débarquer à New-York… il a amené deux régiments de réguliers, le 44ème, colonel Halkette , et le 48ème, colonel Dunbar…les milices de Virginie vont marcher avec eux sur le f’ort…
Un ingénieur, Monsieur de Léry nous arrive pour renforcer nos fortifications. Monsieur de Contre-Coeur lance trois coureurs des bois, à vingt quatre heures de diff’érence, vers le commandant du Détroit : « Nous sommes à court d’hommes et de provisions. Combien de sauvages pouvez vous nous envoyer? Quand arriveront-ils? Je suis obligé d’employer la moitié de ma garnison aux transports, le reste travaille sous les ordres de Monsieur de Léry. Pendant ce temps, les Anglais se rapprochent de nous, je crois qu’ils ont franchi notre meilleure protection à l’Est, les monts Appalaches ».
Voilà le printemps de 1755. Le commandant a raison, l’armée de Braddock a passé les montagnes qu’ils appellent Alleghanys.
En juin, mon ami Pontiac, un des rares sauvages auxquels on peut se fier, vient me dire : « les Bostonnais seront ici dans trois marches. Ils sont plus nombreux les écureuils d’argent lorsqu’ils se jettent à l’eau en été. Leurs armes envoient le soleil à travers les branches, ils s’en vont sur le gué de la Mal-Engueulée.
Or, ce gué n’est qu’à trois lieues du fort .Nous sommes cinq cents Français et six cent quatre-vingt Indiens, bons à se battre. D’autres éclaireurs viennent confirmer Pontiac : ils sont plus de trois mille, sans compter les sauvages…leur convoi de munitions et d’artillerie, on n’en voit pas le bout…Il y a même un carrosse à quatre roues pour leur général… « Est-ce qu’il est estropié ? Non il est à cheval… »
Le carrosse, ne n’en crois pas un mot. Histoire de Peaux Rouge affolés. Mais conte ou non, ca n’a pas bonne mine. Sur l’heure le commandant tient un conseil de guerre. J’étais là en qualité de secrétaire, voilà comment je puis raconter tout ce qui se passe. Nos officiers, messieurs Dumas, Le Mercier, de Beaujeu, de Villiers, de Carqueville, le chevalier de Bailleul, sont des chefs à toute épreuve, rompus à notre genre de guerre. Ils écoutent les rapports : monsieur de Contre-Cœur est d’avis d’attendre l’ennemi à l’affut derrière les murailles et d’ouvrir le feu à bout portant, fusils et canons, pendant que nos sauvages attaqueront l’ennemi à revers. Les premiers interrogés, messieurs Dumas et Le Mercier se rangent à cet avis. Le capitaine de Beaujeu se lève : « mon commandant, il faut aller de l’avant ; il faut aller s’embusquer à la traversée de la rivière. Nous les prendrons par surprise, tandis qu’ici ce sera une bataille rangée à forces inégales, où nos Indiens ne nous seront d’aucun secours.. » – « Êtes-vous sur qu’ils vous suivront vers la Mal-Engueulée ? Ils paraissent plutôt démoralisée… » – « Je réponds d’eux, si vous me laissez partir de suite. Braddock et ses hommes ne connaissent rien à la guerre des bois. Ici, ils se retrouveront en Europe. Il faut bondir sur eux à l’improviste. »
Ses paroles saccadées font sauter en l’air, tant elles portent juste. Le capitaine Louis de Villiers l’appuie : « Il y a cinquante chances sur cent que nous réussirons là-bas. Ici nous n’en aurons que vingt. »
Le commandant cède, après une coure discussion : « En tout cas, si vous êtes obligé de vous replier revenez ici recommencer la bataille. » Il donne à monsieur de Beaujeu trois cent cinquante Français et six cent sauvages. Le reste des troupes garde le fort. Je demande à faire partie de l’expédition ; enfin nous allons nons battre au lieu de charrier de la terre et des troncs d’arbre.
Nous filons sur trois colonnes, parallèlement à, mais pas sur la route. Trente éclaireurs sont en avant. À midi, nous faisons halte. L’armée anglaise avait déjà passé la Mal-Engueulée, elle se reformait dans une petite plaine, au sortir du gué. De là, le terrain se relève, coupé de monticules boisés, un pays de creux et d bosses. Nous avons manqué la surprise dans l’eau.
Mais nous ne les manquerons pas ici sur les hauteurs selon monsieur de Beaujeu. Il n’a pas fini de parler que nous voyons arriver l’ennemi en bas. Foi de Bras de Fer, c’est le plus beau spectacle du monde. Solides gaillards bien nourris, beaux uniformes neufs, armes qui « envoient le soleil à travers les branches », pas cadencés comme à la parade En avant, leurs Highlanders se balancent comme des ours sur leurs griffes de derrière. Ils sont au moins trois cents, leurs officiers sont tous à cheval. Un autre bataillon de même force suit à petite distance et puis l’artillerie, très nombreuse, les transports, chevaux, mulets, une nuée. Je vois aussi, Dieu me pardonne, une voiture, oui le carrosse auquel je n’avais pas voulu croire. Ca ne s’était jamais vu, nous la regardions stupéfaits, nous autres, Blancs en guenilles, sauvages nus, armes rouillées. Bien sur, nos anges gardiens, en haut, ne doivent pas parier sur nous, si peu nombreux.
Je regarde le capitaine de Villiers. La tête en arrière à sa façon, il rit sans bruit, quelles dents. Ca nous ragaillardit, monsieur de Beaujeu nous secoue :
« Trente Français sur la route, trois rangs de dix hommes couchés côte à côte à neuf pieds de distance. À droite et à gauche, en V dans la forêt, les autres avec Dumas et Le Mercier.
À mille pieds en avant sur la gauche, les Outaouas, avec de Bailleul, sur la droite les Abénaquis avec de Villiers. Tous cachés dans les fourrés et surtout pas un bruit, pas un mouvement. Mes enfants, au nom d’Ononthio laissez l’Anglais s’avancer entre vos lignes, gardez dans votre gosier le cri de guerre, gardez dans vos fusils le bruit de la poudre, attendez comme des morts la décharge de nos carabines sur la route : alors commencez, ne vous arrêtez plus, ils sont à nous, eux et leur butin !
Les Indiens disparurent comme une brume dans les bois. Le commandant savait leur parler. Il se mit à côté de nous sur la route où nous étions couchés, moi troisième de la gauche, l’oreille sur la terre qui nous apporte le pas lourd des Highlanders. On les entend rire et causer, il fait si beau, ils sentent si forts.
« Allons, dit monsieur de Beaujeu à demi voix : joue, feu ! » Le premier rang tire étendu sur le sol le second à genoux, le troisième debout. La moitié des Anglais tombe et, avant que ceux qui les suivent aient le temps d’ajuster et tirer, nous faisions une seconde décharge. Ensuite tous à terre, l’ennemi ne nous voit plus devant lui au moment où le grand V français commence à tirer à coup sur.
Loin en arrière, su les flancs de la colonne anglaise, le cri de guerre éclate, les balles arrivent des deux côtés. Chacun derrière son arbre ajuste et tire dans le tas. On croirait que nous sommes vingt fois plus nombreux que nous le sommes.
Les Highlanders rompent leur front sur la route, ils font volte face et ripostent au jugé en bon ordre. Ils tirent sur chaque fumée qui s’élève au-dessus des fourrés. Leurs officiers, l’épée à la main, passent dans leurs rangs, leurs chevaux y jettent le désordre, la route est trop étroite et quelle belle cible pour nous ! Sans-Quartier compte à haute voix ceux qu’il descend : huit, neuf, dix. Je crois qu’il exagère.
Le second bataillon anglais nous paraît en plus mauvaise posture encore. Il commence à tirer à tort et à travers. Cependant leurs rangs s’ouvrent pour laisser passer deux canons, au galop, avec un officier qu’on m’a dit plus tard être le colonel Ouasinton. Il paraît plus calme que les autres. Il sait mieux la guerre en Amérique. Ses canons s’arrêtent en face de nous, ils crachent leur bordée nous avons eu le temps de nous égailler parmi les pin, sauf trois retardataires. On les emporte, ils sont morts. L’un d’eux est monsieur de Beaujeu.
Le capitaine Le Mercier accourt : le corps a été presque décapité. Il est beau de mourir ainsi….« Cache le dans ces broussailles, Bras de Fer, ne dis rien à personne, attends la fin de la bataille. Qu’est ce qui arrive là-bas ? »
Il regarde à droite. Un autre canon tire maintenant sur les Abénaquis, il ne leur fait aucun mal, mais ses bordées abattent des arbres sur leurs têtes, le désarroi commence, gare à la panique. Si on ne peut les ramener au combat, les Outaouas feront de même et partie sera perdue ; nous sommes trop peu de Français. Soudain je vois le capitaine de Villiers sauter sur un arbre à bas ; il a perdu dans la bagarre son casque à fleur d’Ononthio, ses cheveux se collent sur son visage noir de poudre on ne le reconnaitrait pas s’il ne tenait haut en l’air sa carabine et sa fameuse dague rouge. Des gouttes en découlent sur ses bras nus. Il crie : « Frères ! Enfants d’Ononthio ! Êtes vous des femmes, pour avoir peur du bruir ou des arbres qui tombent ? Revenez en avant avec moi, ils sont à nous et leur butin…Aïe, hi, Aïe ! »
En vérité, il a l’air d’Areskouï, dieu de la guerre. Une force sort de lui, elle entre en vous, elle vous transporte. Je l’ai déjà ressentie au fort Nécessité. Les Abénaquis s’arrêtent, foncent en avant derrière lui, recommencent le feu. Monsieur de Bailleul redouble sa fusillade avec ses Outaouas, l’arrière-garde anglaise tourbillonne, tire au hasard, même sur son avant-garde. Celle-ci n’a plus d’officiers, elle recule et tous lâchent pied dans un désordre épouvantable.
À la hache maintenant, crie monsieur Le Mercier !
Rouges et Blancs, nous fonçons sur l’ennemi en pleine panique. Il court vers la prairie du gué, il a perdu des centaines et des centaines d’hommes, les officiers se sont tous fait tuer il n’y a plus pour ainsi dire qu’à exécuter leurs beaux soldats.
Et le butin ! Il passe tout ce que nous avons rêvé ; quinze drapeaux, neuf canons, d’innombrables charges d’armes, de munitions, de vivres jusqu’à la valise du général. Nous trouvons même des sacs d’or et d’argent ; de belles pièces neuve que les sauvages, furieux, jettent partout : « Hugh ! À quoi ça est-il bon ? »
Tel fut le pillage et la confusion des vainqueurs que, si l’ennemi s’était rallié et revenu sur nous, nous aurions sans doute été écrasés. Mais la panique les emporta jusque vers les monts Appalaches. Et on m’a raconté plus tard que notre victoire de la Mononghaela, à un Français contre sept Anglais avait soufflé l’épouvante sur la frontière de la Pennsylvanie où les marchands quittèrent leurs comptoirs de la Virginie, où les nègres affolés coururent d’habitation en habitation : « Les Français arrivent…les sauvages aussi…Tout est perdu…Sauve qui peut… »
Vers la fin du combat, j’avais gagné l’extrême gauche où Mimile avait aperçu des Sénécas. Je ne vis rien du tout et je venais prendre ma part de butin, lorsque j’entrevis collé contre un pin, le corps d’un Indien. Il se confondait si bien avec l’écorce que je fus obligé de regarder à deux fois. Il me tournait le dos, il regardait cette plaine encombrée de fuyards à travers les détonations et les hurlements. Une branche me cachait sa tête ; il la releva : elle était recouverte d’un casque d’hérisson et le cou était rayé de rouge. Oh, grand Saint Bayard, merci !
J’étais tout près de lui. Je prends ma hache, je la lance droit sur ses jarrets. Il tombe, il veut se relever, il retombe. Son tendon droit est coupé net, le plus beau coup du monde. Je bondis sur lui, il a son couteau à la main, je lui plonge le mien dans la poitrine. Il ouvre la bouche, il crie, ses yeux deviennent immenses. Je lui mets un pied dessus: « Tu n’es pas encore mort, mon père. Tiens, je vais te rendre ce que tu as fait à mon capitaine aux Grands Prés. » Je lui cercle le visage de la pointe de mon couteau, je lui arrache son casque d’hérisson, je vais…Mais je m’arrête le bras en l’air, je ne puis en croire mes yeux: il est chauve, pas un seul cheveu, une seconde peau malade sur le crane : il a déjà été scarpelé jadis, il n’en n’est pas mort. Comment est-ce Dieu possible ?
J’hésite une seconde, il doit croire que je vais avoir pitié de lui, il demande grâce : alors, je le frappe de ma hache, une fois, deux fois, une fois encore. Sa cervelle jaillit de tous les côtés, il est mort. Bien mort. Tout à fait mort. Mon capitaine est vengé, je suis relevé de mon vœu.
Ce soir-là, le plus heureux de nos huit cent cinquante hommes, Peaux Blanches, Peaux Rouges, celui qui dormit le mieux au soir de la Mononghaela, ce fut moi, Bras de Fer, soldat du Roy en Canada.
Notes :