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Bulletin n°38, juin 2014

Une nouvelle série d’Apocalypse, cinq documentaires sur la 1re Guerre mondiale à TV5 à compter du 5 mai 2014

Une nouvelle série d’Apocalypse,
cinq documentaires sur la 1re Guerre mondiale à TV5 à compter du 5 mai 2014

Par Gilles Durand

Après les deux séries précédentes Apocalypse : La 2e Guerre mondiale et Apocalypse : Hitler présentées à partir de 2009, deux producteurs, l’un québécois Idéacom international, l’autre français Clarke Costelle & Co, ont joint leurs efforts pour produire une nouvelle série de cinq documentaires Apocalypse : La 1re Guerre mondiale. La série constitue un magnifique défi relevé dans le cadre d’un partenariat franco-québécois. S’ajouteront au site Web du documentaire, une bande dessinée et un jeu vidéo. La série se déclinera aussi sur d’autres plateformes, tablettes et téléphones intelligents. Elle a nécessité un travail d’envergure : Le documentaire « est uniquement composé d’images d’archives, d’écrire dans L’Actualité, 3 février 2014, le journaliste Michel Arseneault. Dépêchées aux quatre coins du monde, des équipes de recherchistes ont déniché, dans des fonds d’archives privées et publiques, 500 heures d’images inédites. Il fallait ensuite négocier les droits de diffusion, restaurer la pellicule et la coloriser numériquement. Plus facile à dire qu’à faire ». Les résultats sont gratifiants : la série est appelée à être diffusée dans 165 pays par l’intermédiaire du National Geographic Channel et traduite dans une soixantaine de langues. Elle est présentée au petit écran à TV5 compter du 5 mai 2014. Consulter la grille horaire de TV5

Voir aussi :

Exposition Été 14 – Les derniers jours de l’ancien monde présentée à la Bibliothèque nationale de France jusqu’au 3 août 2014

Exposition Été 14 – Les derniers jours de l’ancien monde
présentée à la Bibliothèque nationale de France jusqu’au 3 août 2014

Par Gilles Durand

 

2 août 1914, mobilisation : la foule lisant les affiches.

2 août 1914, mobilisation : la foule lisant les affiches.
Photographie Agence Rol
BnF, dpt des Estampes et de la photographie

Dans le cadre des commémorations entourant le centenaire du début de la Première Guerre mondiale, la Bibliothèque nationale de France (BnF) présente, sur le site François-Mitterrand, une exposition sur « le comment et le pourquoi » les puissances entrent en guerre au début d’août 1914. L’exposition retient surtout la période du 23 juillet au 4 août 2014. Elle est le fruit d’une collaboration entre la BnF et le ministère français de la Défense (MD) dont les commissaires généraux sont Frédéric Manfrin, chef du servie Histoire (BnF) et Laurent Veyssière, chef de la délégation des patrimoines culturels (MD).

L’exposition passe en revue les causes à l’origine de la Première Guerre. D’un côté, deux événements déclencheurs : un jeune serbe de Bosnie assassine à Sarajevo l’archiduc François-Ferdinand héritier du trône de l’empire autro-hongrois et ce dernier s’en prend à la Serbie appuyée par la Russie. De l’autre, deux coalitions prêtes à entrer en opération : la Triple Entente dont font partie la France, le Royaume-Uni et la Russie; la Triple Alliance à laquelle appartiennent l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Les membres des deux coalitions décident de régler leurs différents, qui sont nombreux et dont la possession de grands empires coloniaux et le souvenir amer de la perte de l’Alsace-Lorraine par la France au profit de l’Allemagne en 1871 ne sont pas les moindres. Plusieurs facteurs concourent au choix d’un affrontement armé : les puissances européennes ont profité d’une période de prospérité et de croissance économique pour s’équiper en armement et matériel de guerre; les esprits sont préparés, le patriotisme et le sacrifice de sa vie pour la patrie sont des valeurs répandues parmi les enfants dans les écoles; le conflit est considéré comme un affrontement sans conséquences très graves, localisé entre l’Autriche et la Serbie et de courte durée, une prévision que les 52 mois de combats démentent. « Tous s’attendaient à une guerre violente, mais courte. La brutalité atteinte dès les premiers combats dépasse de loin toutes les prédictions. Et personne n’envisageait d’y être encore quatre ans plus tard (Dépliant de l’exposition). »

Pour se replonger dans l’atmosphère du début de la guerre, les visiteurs sont invités à suivre un itinéraire balisé par des documents diplomatiques, témoignages de contemporains, journaux, lettres, livres, archives, photographies, estampes et objets. Une fois le parcours terminé, ils conservent la possibilité de revenir sur l’événement en faisant appel au catalogue de l’exposition Été 14 – Les derniers jours de l’ancien monde publié sous la direction de Frédéric Manfrin et de Laurent Veyssière (Paris, BnF et Ministère de la Défense, 2014, 280 p.) ou bien encore en accédant au Web sur lequel l’exposition peut être vue à l’adresse suivante : http://expositions.bnf.fr/guerre14/index.htm

Le point concernant la recherche des origines familiales des pionniers et pionnières du Québec ancien dans le Fichier Origine

Le point concernant la recherche des origines familiales des pionniers
et pionnières du Québec ancien dans le Fichier Origine

Québec, le 15 avril 2014 –  La version 44 compte 50 nouvelles fiches dont 27 actes de baptême de pionniers et pionnières. Plus de 83 fiches ont été modifiées pour ajouter des dates de naissance ou mariage de parents des pionniers. Dans la présente version, 124 actes de baptêmes numérisés ont été ajoutés aux fiches existantes.

Depuis une quinzaine d’années les collaborateurs du Fichier Origine consultent régulièrement les bases de données et les archives françaises à la recherche d’indications précises concernant les origines familiales des pionniers et des pionnières de la Nouvelle-France et du Québec ancien. Si au début des années 2000, certains généalogistes considéraient le Fichier Origine comme un « fichier des ancêtres patentés », ce n’est certes pas le cas en 2014 puisque le Fichier Origine propose des fiches signalétiques de 5809 pionniers et pionnières dont 4425 mentions comportant des lieux d’origine exacts et des dates de baptême précises. De plus, 1786 fiches présentent un acte de baptême numérisé prouvant ainsi l’exactitude de l’information diffusée par le Fichier Origine.

Si l’on considère que quelque 10 000 pionniers sont venus en Nouvelle-France depuis la fondation de Québec, en 1608, jusqu’à la Conquête, en 1760, il faut constater qu’il manque encore plus de 5000 pionniers dans la base de données. Comme la plupart des registres paroissiaux des anciennes paroisses de France sont maintenant disponibles dans Internet, il est maintenant possible de trouver une bonne partie des actes manquants. Ce n’est toutefois pas le cas pour plusieurs pionniers. Si l’on exclut quelque 1000 ancêtres originaires de la ville de Paris dont les registres paroissiaux n’existent à peu près pas avant 1870, il reste environ 4000 actes à trouver pour proposer un fichier le plus complet possible.

La réalité est toutefois différente pour les raisons suivantes. Dans 80 % des cas manquants, les archives paroissiales françaises sont lacunaires pour les périodes recherchées ce qui ne permet pas de retracer l’acte de baptême d’un pionnier ou d’une pionnière. Par ailleurs, dans 15% des cas, les archives locales sont muettes en référence à l’origine déclarée du pionnier en Nouvelle-France. Enfin, pour plus de 500 pionniers, on ne connaît que leur origine française ce qui, dans la plupart des cas, ne permet pas de retracer l’origine précise en France bien que lorsque les pionniers se sont mariés en France, il est quelquefois possible de trouver la date et le lieu précis.

Le Fichier Origine s’inscrit dans le cadre d’une entente de coopération, signée en mars 1998, renouvelée en mai 2013 entre la Fédération québécoise des sociétés de généalogie et la Fédération française de généalogie. Le projet est financé par la Fédération québécoise des sociétés de généalogie qui reçoit une aide financière du ministère de la Culture et des Communications du Québec ainsi que des commandites de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, des Éditions du Septentrion, du PRDH et de l’Institut généalogique Drouin. Le Fichier Origine est accessible gratuitement dans Internet depuis 1998 à l’adresse suivante : http://www.fichierorigine.com/

Source : Marcel Fournier
Coordonnateur du Fichier Origine
marcel.fournier@sympatico.ca

Édith Piaf : assurer la permanence de sa mémoire par la toponymie

Édith Piaf : assurer la permanence de sa mémoire par la toponymie

Par Gilles Durand

En novembre 2013, la Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs (CFQLMC) s’associe à l’Association Québec-France et à trois de ses régionales (Seigneuries-La Capitale, Québec et Rive-Droite) pour commémorer le 50e anniversaire de la mort de la chanteuse Édith Piaf. Un mini-colloque est organisé au Musée de la civilisation et un spectacle par celle qui s’est fait connaître comme la voix chantée de l’artiste décédée est présentée au Théâtre Petit Champlain de Québec.

Malgré le succès de ces deux événements, il ne faut pas s’arrêter en aussi bon chemin, d’affirmer le président de la CFQLMC, Denis Racine. Les rappels sont toujours bons pour la mémoire. « Aussi la Commission a-t-elle demandé à la Commission de toponymie du Québec de désigner un lieu au nom d’Édith Piaf. La demande est favorablement accueillie. La Commission de toponymie propose à la Ville de Québec de nommer les quatre allées de la Place de la Gare, qui partent de la fontaine de Daudelin, des noms d’Édith Piaf, Charles Trenet, Claude Léveillée et Gérard Thibault, rappelant que les trois premiers artistes ont chanté au cabaret Chez Gérard autrefois situé en face de la Place. » Le dossier suit son cours; de nouvelles informations seront disponibles sous peu.

Une découverte majeure : les vestiges du fort Lévis

Une découverte majeure : les vestiges du fort Lévis

Fort Lévis est un fort français du XVIIIe siècle, construit sur l’île Royale ou (Île à la cheminée) sur le fleuve Saint-Laurent en Nouvelle-France.

Lors de la guerre de Sept Ans, les autorités de la Nouvelle-France décidèrent de construire un nouveau fort, le fort Lévis, afin de défendre la rive sud du fleuve Saint-Laurent face aux attaques anglaises contre les positions défensives de la Nouvelle-France.

La construction de ce fort visait à contenir les poussées ennemies et à renforcer la défense française, mise à mal après l’abandon du fort de La Présentation.

Le fort Lévis fut construit sur l’île Royale, située sur le Saint-Laurent et à cinq kilomètres du fort de La Présentation.

Le fort fut nommé Lévis en l’honneur du maréchal de camp, François Gaston de Lévis, devenu ensuite maréchal de France.

Source : 2e bataillon du régiment de La Sarre

Les collections françaises d’objets ethnographiques, d’art colonial et d’art populaire originaires de l’aire de la Nouvelle-France

Les collections françaises d’objets ethnographiques,
d’art colonial et d’art populaire
originaires de l’aire de la Nouvelle-France

Par :
Pascal Mongne
Marie-Bénédicte Seynhaeve-Kermorgant
Eric Taladoire

Réunis depuis la fin du XVe siècle dans les Cabinets de curiosités, puis au sein des institutions muséales modernes, des milliers d’objets américains de toute nature ont traversé l’Atlantique pour l’Ancien monde : céramique, statuaire, simples outils et parures prestigieuses, éléments d’architecture, armes de guerre et de chasse, objets rituels, manuscrits. Une grande diversité de documents archéologiques, ethnographiques ou folkloriques s’est ainsi répandue en Europe, issue de toutes les régions du Nouveau monde (de l’Alaska à la Terre de Feu) et de l’ensemble des cultures : précolombiennes et coloniales, indigènes ou métissées.

Malheureusement, victime d’un ethnocentrisme et trop longtemps méconnu, l’objet américain était encore il y a peu ignoré dans les réserves ou les salles d’exposition des rares musées, souvent d’Histoire naturelle, connus pour abriter des collections exotiques. Cependant, d’importantes recherches ont été récemment menées sur l’inventaire et l’histoire du patrimoine américaniste. À ce jour, ont été dénombrées en Europe plus de 350 institutions muséales publiques abritant des collections américaines.

En France, le recensement général des collections américaines, engagé depuis maintenant 30 ans, permet de mesurer la richesse des fonds publics en la matière. À ce jour, nous dénombrons près de 25 000 objets, abrités dans 170 musées et institutions publiques françaises. Bien entendu, ce total ne tient pas compte des collections américaines du musée du quai Branly de Paris, estimées à environ 90 000 pièces. Cet inventaire, à l’origine entrepris par le Centre de recherche en archéologie précolombienne de l’Université de Paris I, et mené de concert avec la Direction des musées de France et l’Ecole du Louvre, a permis, à ce jour, l’étude d’environ 20 000 pièces identifiées dans 80 musées.

Provenant de l’espace historique et géographique de la Nouvelle France, plus de 700 objets abrités dans 35 musées de France ont pu être identifiés et répertoriés à ce jour. L’ensemble le plus important est sans conteste celui du musée du quai Branly, rassemblant à lui seul 360 pièces. Toutefois plusieurs musées de régions abritent des collections remarquables du fait de leur ancienneté ou de leur nombre. On peut citer par exemple La Rochelle, Lille ou Lyon. Pour la plupart, ces objets ont été collectés durant le XIXe siècle. Cependant, certains ensembles proviennent de collections anciennes (XVIIIe, voire XVIIe siècle) et peuvent être alors étroitement associés à l’histoire de la Nouvelle-France : Angers, Chartres, La Rochelle, Paris (Bibliothèque Sainte-Geneviève), Rennes, Saint-Germain-en-Laye.  

Par leur fonction, leur mode de fabrication et les matières qui les constituent, ces artefacts sont représentatifs des cultures indiennes et métisses qui se sont développées dans l’espace de la Nouvelle-France. Un grand nombre d’objets constituent des témoignages de la vie quotidienne, que ceux-ci aient réellement été utilisés ou qu’ils en soient des évocations (modèles miniatures ou « objets souvenir »). Ainsi, on peut identifier des maquettes de canoës, porte-bébés, paniers et boites en écorce décorée, vases en corne, poteries, outillage d’os et de bois, raquettes de neige, éléments et accessoires du costume (tuniques, robes, capes, bonnets, coiffes, mocassins, etc.), armes (casse-tête et massues, couteaux et étuis, haches et tomahawks, carquois, arcs et flèches, fusils), etc. Des objets cultuels ou à haute valeur symbolique sont aussi représentés : peaux peintes, capes de plumes, masques, wampums, pipes-tomahawks, sacs décorés de perles ou de piquants de porc-épic, crosses de jeu, instruments de musique.

Bien qu’un bon nombre d’objets puissent être attribués à diverses régions jadis contrôlées par les Français, ou explorées par eux (Plaines, Louisiane, Sud-Est), la grande majorité du fonds provient – pour des raisons historiques évidentes – de la zone des Grands Lacs et du Bassin du Saint-Laurent.

Certains de ces objets, fort répandus dans les collections comme les mocassins, sacs, boites d’écorces et maquettes de canoës, marquent l’évolution du goût des collectionneurs depuis le XVIIe siècle. Enfin, certaines pièces, par leur nature et leur histoire, doivent être considérées comme de véritables trésors muséographiques et culturels, parmi les plus anciens connus. C’est le cas des peaux peintes, des wampums, des tuniques, coiffes et armes abritées à Paris, à Besançon, Chartres, Lille, La Rochelle et Lyon.

 

NDLR – Voir aussi le bulletin Mémoires vives, n° 37, décembre 2013, Un nouveau portail…

1753-1755 : un temps où la France remportait des victoires sur l’Angleterre en Amérique. Quatre ans plus tard…

1753-1755 : un temps où la France remportait des victoires sur l’Angleterre en Amérique. Quatre ans plus tard…

Monceau est un soldat des compagnies franches de la Marine, il a participé aux batailles de la Belle-Rivière, de Fort Necessity et a joué son rôle dans la raclée infligée par Français et Indiens à la colonne du Général Braddock. Il savait écrire comme le montre le texte ci-dessous, avec beaucoup de détails  convaincants.  Il est mentionné dans les papiers de Contre-Cœur comme dans l’ouvrage de Francis Parkman, Montcalm and Wolfe.

Ce texte m’a été transmis avec d’autres documents de la famille  de Raymond Auzias-Turenne dans une adaptation de sa main ; cet immigrant français arrivé en Amérique en 1885, a épousé la fille de Louis Beaubien, a vécu à Montréal, puis s’est fixé pour finir à Seattle. Il était féru d’histoire et de généalogie de sa famille, mais, en dépit de nombreuses recherches, je n’ai pas d’information sur l’origine exacte du document qu’il a réécrit.

J’ai rédigé une biographie de Raymond Auzias-Turenne qui sera publié en juin 2014 chez Vendémiaire.

Jacques PORTES

 

Bras de Fer 1754-1755

1753-1755 : un temps où la France remportait des victoires sur l’Angleterre en Amérique. Quatre ans plus tard…

Bras de Fer 1754-1755

 <— Retour au texte d’introduction

 

Il y avait au moins vingt-quatre heures que je travaillais à échanger avec un sauvage Outaoua1 du Nord, une demi livre de vrai tabac de Virginie contre trois castors blancs, quand, ce vingt-deuxième jour de mai 1754, le tambour du Fort Duquesne2 résonna une fois – deux fois précipitées et une fois encore, c’est à dire l’appel général devant le glacis du nord-ouest, qui fait face à la Belle-Rivière3. La cour intérieure du fort est trop petite pour un rassemblement de plus de cent hommes.

Le temps de sauter dans mon canot d’écorce, deux douzaines de coups d’aviron à travers la rivière Mal-Engueulée4, et je rejoins à la course mes camarades. Ils sont déjà au port d’armes, face au mur extérieur de la maison du Commandant. En uniforme, droits comme un I au milieu de l’alphabet, il est là, lui, solide comme toujours. Un vrai chef.

Le tambour bat aux armes, l’assemblée se forme en fer à cheval sur trois rangées de profondeur ; nous, les Français, à droite et au centre ; les sauvages, à gauche. Il ne faut jamais les avoir derrière soi, même lorsqu’ils ne sont pas armés. Et Monsieur de Contre-Cœur prend la parole :

« Officiers et soldats du Roy, et, vous, frères Chouanons, enfants aussi d’Ononthio (ici, les Indiens acclamèrent le Roy), moi, Contre-Cœur qui commande en son nom sur la rivière aux Bœufs, et sur la Belle-Rivière, j’ai décidé d’envoyer Monsieur de Jumonville que vous connaissez tous, avec une escorte vers les Grands Prés, où les Anglais on commencé à bâtir un fort. Monsieur de Jumonville les sommera en mon nom d’évacuer promptement les terres du Roy, et de retourner chez eux en paix. S’ils ne veulent pas l’écouter, je saurais une fois pour toutes ce qu’il nous reste à faire. Votre enseigne va désigner les trente hommes de son escorte. Obéissez-lui comme à moi-même, et, surtout, rappelez vous que nous ne sommes pas en guerre avec les Anglais. »

Ici, Sans-Quartier, un vétéran du régiment de Karrer, crie : « Pas encore ». Nous lui répondons par des bravos prolongés. Le commandant se met à rire, on voit toutes ses dents pointues sous sa moustache, comme s’il allait vous mordre. C’est un homme sans morgue, en dehors de la discipline militaire, et nous l’aimons bien.

Monsieur Coulon de Villiers, dont le surnom est Jumonville, commence tout de suite à choisir ses hommes. Le premier est Sans-Quartier, le second moi Cadrain Monceau, dit Bras de Fer. Alors je réclame : « mon commandant ! J’ai des affaires importantes en train…Je ne puis m’absenter avant de les finir…Si c’était la guerre, ce serait différent. »

Monsieur de Jumonville se tourne vers Sans-Quartier, mon camarade de lit et lui demande quelles sont les affaires dont il parle : «  Mon capitaine, c’est rapport à des pelures de castor dont il fait collection ». Sans-Quartier était depuis longtemps jaloux de mes succès dans la traite de fourrures. Ce jour-là, je me promis de lui donner un chien de ma chienne. L’officier se retourne vers moi : « Bras de Fer ! J’ai besoin de toi, tu parles l’Iroquois et nous allons dans leur pays.…»

Le lendemain, vingt-trois de Mai, nous partons, moi trente-cinquième, tous de bonne humeur avec nos provisions de viande boucanée et des biscuits de mer (une saleté). Aussi, des munitions pour quinze jours, de quoi tuer du gibier, même des sauvages, à l’occasion. Les Sénécas de Tanacharison, leur Demi-Roi, chassent autour des Grands Prés. Chaque fois qu’ils le peuvent, en cachette, ils lèvent une chevelure française. Les Indiens ne se battent jamais à découvert, comme nous, mais seulement à l’affut ou de grand matin, à l’heure où on dort le mieux.

Le deuxième officier est Monsieur Drouillon, secondé par trois cadets à l’aiguillette, le petit de Boucherville, le maigre Du sablé et Aubert de Gaspé, un tout jeune homme. Ils emmènent avec eux Bonenfant, l’interprète. Ce dernier me bat toujours à la course, mais, en fait d’anglais, je le sais mieux que lui. Et il ronfle si fort, la nuit, qu’un Indien peut l’entendre à trois arpents. Il y a aussi Mimile La Débauche, mon associé pour la traite, un Provençal noir et rusé comme un renard, puis, La Flute, de Valence en Dauphiné.

Si nous avions pu nous douter de ce qui nous attendait quatre fois vingt­ quatre heures après nous aurions psalmodié le De Profundis. Enfin, il arrive ce que Dieu veut, le mieux est de se fier à Lui et d’aller de l’avant, pour le forcer à changer d’idée si la première est mauvaise.

Maintenant, nous sommes en pleine forêt, des pins obscurs, argentés au Nord de lichens, des trembles qui pleurent, des bouleaux gris-cendrés qui recouvrent la terre depuis les grands lacs jusque je ne sais où. Ces pays-là vous donnent l’illusion d’un purgatoire où passent des choses blanchâtres, de ci delà, sans but. Alors, il faut se secouer, se pincer, car ces choses-là pourraient bien être des Peaux Rouges en chasse. Ce qui me fit penser qu’il eut été prudent d’en emmener une demi-douzaine comme éclaireurs. C’est ce qu’ils font de mieux en forêt où leurs mocassins ne font pas plus de bruit que les foulées d’un carcajou5.

 

Il est vrai que nous ne sommes pas en guerre et que les seuls Indiens campés autour du fort en ce moment sont des Chaouanons. Or, il est impossible de s ‘y fier, au point qu’on ne les laisse jamais entrer dans le fort, plus de six à la fois et sans armes.

Le soir vient, avec une pluie fine pas assez forte pour passer à travers nos abris de branches. Y-a-t-il au monde musique qui vaille celle des gouttes d’eau sur les feuilles, quand on est à l’abri ? Elles frémissent, elles sentent bon et vers deux heures du matin, le coucou chante de joie, on dirait les matines des bois.

Le second jour, l’enthousiasme du départ s’est pas mal refroidi ; il en est ainsi dans toute expédition. On se rapproche du territoire disputé, monsieur de Jumonville commence à désigner les sentinelles de nuit, corvée dont chacun cherche à se dispenser ou que l’on accepte en somnolant debout, appuyé contre un arbre. Puisque nous ne sommes pas en guerre !

Le troisième jour, nous partons de grand matin; nous apercevons quelques traces de mocassins sur le sol ; mauvais signe, on les a recouvertes ça et là d’aiguille de pins…La Débauche se vante de mieux déchiffrer les bois que les livres, mais il ne peut dire à quelle nation elles appartiennent. Chez les Indiens, trente familles font une Nation.

En dehors des cadets à l’aiguillette, je suis le seul à lire et à écrire facilement. Ç’est pour quoi le capitaine m’appelle le soir auprès de lui et de ses officiers :
Bras de Fer, relis-nous mes instructions. Il ne pleut plus, j’allume une lanterne, je commence :

Sommation que fera Monsieur de Jumonville, officier des troupes du Roy très-chrétien, au commandant des troupes anglaises, si il en trouve sur les Terres du domaine du Roy :

Monsieur,

Il m ‘ est déjà revenu par la voix des sauvages que vous veniez armé, et à forces ouvert es sur les Terres du Roy mon maître, sans toutefois pouvoir le croire ; mais, ne devant rien négliger pour en être informé au juste, je détache Monsieur de Jumonville pour le voir par lui-même, et en cas qu’il vous y trouve, vous sommer de la part du Roy, en vertu des ordre s que j’en aye de mon général, de vous retirer paisiblement avec votre troupe. Sans quoi, Monsieur, vous m’obligeriez à vous y contraindre par toutes les voies que je regarderais les plus efficaces pour l’honneur des armes du Roy. La vente des terres de la Belle-Rivière par les sauvages vous est un si faible titre que je ne pourrais m’empêcher, Monsieur, de repousser la force par la force ; je vous préviens que, si après cette sommation qui sera la dernière que je vous ferai faire ; il arrive quelque acte d’hostilité, que ce sera à vous d’en répondre, puisque notre intention est de maintenir l’union qui règne entre deux princes amis.

Quels que soient vos projets, Monsieur, je me flatte que vous aurez pour Monsieur de Jumonville tous les égards que mérite cet officier, et que vous me le renverrez sur le champ pour m’informer de vos intentions.

Je suis en attendant, avec respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. Contre-Cœur.

Fait au camp du Fort Duquesne, le 23ème May 1754.

Cette lecture terminée, Monsieur de Jumonville s’adresse à ses officiers: Je n’ai rien à ajouter à ces instructions, Messieurs, je tiens seulement à vous redire les dernières paroles de notre commandant : « Rappelez-vous que nous ne sommes pas en guerre avec les Anglais…»

Juste avant de me rouler dans ma couverte, j’entends un sifflement aigu, suivi d’un gémissement : « Que diable est-ce, fait La Débauche ? Ce n’est pas un cri d’homme… » Bonenfant lève les épaules : « Et dire que tu prétends tout déchiffrer dans le bois ! Ça c’est le cri d’un Castor pris au piège, il prévient sa tribu de se sauver. M’est avis que ça sent le sauvage…

L’officier Drouillon nous interdit d’aller à la découverte ; il prit lui-même la première garde, cette nuit-là. Rien n’arrive d’extraordinaire d’ailleurs et nous oubliâmes cet incident. Pense, penser que si nous étions allé veiller à trente arpents de là, nous aurions trouvé le Demi-Roi avec sa bande de tue-chrétiens !

Il m’est très difficile de raconter ce qui nous arriva le 28 de Mai à trois heures du matin. Il avait plu toute la nuit de grosses gouttes qui remplissent les bassinets et mouillent la poudre, à moins de la recouvrir de sa capote et encore !

J’avais été pris d’une colique, j’étais allé vers un fourré, au Nord de la clairière où nous avions campé, dans un creux à l’abri du vent. J’avais trop mangé de baies pas mures. Tandis que je réajuste ma culotte, une fusillade éclate sous la pluie. Je reconnais les détonations des longs fusils de Virginie. Je vois les Indiens se glisser comme des serpents entre les arbres. Je me colle contre le mien, je n’ai pas d’armes, ma chemise est aussi brune que l’écorce.

Je vois mes camarades se lever en désordre, à moitié réveillés. Debout, monsieur de Jumonville agite un mouchoir blanc : il crie « nous sommes des parlementaires… » Il secoue Bonenfant et lui demande de lire la sommation. Avant qu’il ait fini sa phrase, une seconde décharge le jette à terre, avec l’interprète. Nos gars commencent à tirer, quelques Anglais tombent. Les fusils ratent et, à ce moment-là les Peaux Rouges font leur cri de guerre : « Aïe, hi ! Aïe, hi ! Aïe !» Mes camarades sont cernés. Monsieur Drouillon leur ordonne de lever les mains en l’air, il a dit plus tard qu’il valait mieux se rendre aux Anglais que d’être scarpelés par les sauvages. Les Virginiens sans doute les relâcheraient dès qu’ils apprendraient leur qualité de parlementaires, tandis que les Indiens ne faisaient de prisonniers que pour les supplicier à loisir.

Le chef anglais est un grand gaillard, fort jeune que nous connaissons sous le nom de Ouasinton6. Les sauvages l’appelaient « Corcorin ». Il écoute les protestations de monsieur Drouillon, il ne paraît rien y comprendre. Ses soldats désarment les nôtres, puis tous disparaissent du côté de leur fort Nécessité.

Les Indiens se précipitent sur nos morts et nos blessés. Ils hurlent comme des bêtes féroces. Et je vois, oui, j’ai vu l’un d’eux qui portait sur la tête une peau d’hérisson, se pencher sur mon capitaine à terre : « Tu n’es pas encore mort, mon père ? Tiens attrapes ! » Ce disant, il l’assomme d’un coup de casse-tête, il le retourne sur le ventre, il lui cercle le crâne de la pointe de son couteau et, un pied sur les épaules, il lui arrache sa chevelure d’en arrière sur le cou à l’avant sur le front. J’entends son cri de guerre pendant qu’il attache son trophée à sa ceinture, je le vois courir vers d’autres blessés et je fis, à ce moment-là, un vœu solennel à Bayard, un saint soldat de mon pays. Oui sur mon âme de chrétien.

Tout ce fracas n’a pas duré vingt minutes. Je suis seul maintenant, à côté des scarpelés. Longtemps encore, je reste à terre sans bouger, puis je rampe vers l’Ouest, je me relève silencieusement, je prends ma course le long d’un ruisseau. Il me faut aller prévenir les nôtres au fort.

Je mets sept nuits à refaire en sens inverse le chemin que nous avions parcouru en cinq marches. Le jour, je me cache et je dors. Je ne suis pas plus qu’à une petite journée de Duquesne, lorsque je tombe par malheur sur un parti d’Iroquois. Ils ne savaient rien de notre bataille, mais ils m’attachent les bras et me conduisent devant leur chef, un borgne plus hideux que le diable : « Que fais-tu sur nos terres ? D’où viens-tu ? Où vas-tu ? » Je me vois déjà sur le bûcher des supplices, quand la bonne Sainte Anne m’envoie une idée : « Je suis avec un parti d’Oneidas. Ils s’en vont au fort et je cours en avant pour prévenir le grand chef »

« Qu’est ce qu’ils veulent au grand chef français » – « Je n’en sais rien, mais ils ont besoin de couvertures. Si vous me retenez, ils seront très fâchés. »

Les Oneidas sont l’une des Six Nations iroquoises Un conciliabule interminable s’engage entre le chef et les anciens de la bande. Lui voulait me torturer : « Il n’y a de bon blanc qu’un blanc mort ». Eux craignaient de se faire deux ennemis : les Français et les Oneidas.

« Combien sont-ils ? » demande le borgne : « Environ trois fois votre nombre et d’autres arrivent par derrière, pour avoir leur part de cadeaux ».

Cette fois, le chef cède. Je suis relâché sous promesse de dire au fort qu’eux aussi viennent faire visite et que leurs squaws ont bien besoin de couvertures. Je pars sans me presser, mais une fois hors de vue, je cours plus vite qu’un daim manqué par un chat-tigre. Je ne sais comment mes pieds font pour me porter, mais j’arrive à Duquesne. De suite, je raconte à monsieur Contre-Cœur ce qui nous est arrivé.

Son visage, si rouge d’ordinaire prend la couleur du plomb quand nous le versons dans nos moules à balle. Il répète : « Quelle infamie…des parlementaires…Goddam d’Anglais…Je te vengerai Jumonville… » Enfin il éclate en imprécations, moi aussi. Alors il me congédie, je m’en vais manger et baigner mes pieds pleins d’épines, tout en sang. Je bois deux grands verres d’eau de vie des officiers, je m’endors sur une peau d’ours, dans le magasin du ravitaillement. Je suis en sureté, voilà ma seule pensée. On m’a dit plus tard que j’y avais dormi trente-six heures, comme un mort.

À mon réveil, les camarades m’apprennent que Concorin est l’ami des nations iroquoises, surtout des Sénécas, dont le Demi-Roi est le chef. Ce dernier est l’ennemi mortel des Français depuis que Monsieur Marin, commandant du fort Le Bœuf, pas loin du lac Erié, l’a traité de vieille femme devant d’autres chefs. On ne peut faire de pire injure à un sauvage. Il dissimule, ne répond rien, attend sa « chance » même pendant des années, car il n’oublie jamais une insulte, et, puis un jour, il se venge. C’est pourquoi nos officiers maniaient les Nations avec des gants, tout au moins en paroles. Quand aux bienfaits, les Peaux Rouges les oublient le jour où ils s’aperçoivent qu’il n’y a rien à gagner des Blancs.

On me dit aussi que le Demi-Roi était un petit homme, plein de rides qu’il peignait en rouge ; en guerre il portait une sorte de casque d’hérisson, la queue en arrière. Alors c’est lui, lui Ô grand saint Bayard ! Ce jour-là, je n’en demande pas plus long. Je ne dis rien à personne. C’était mon vœu.

La semaine suivante, étant de garde à la porte, j’allais demander à La Flute du tabac, lorsqu’un petit ourson qu’il avait apprivoisé, me passe au travers des jambes. Je m’étendis de tout mon long à terre et, comme je me relevais en jurant, je vis La Flute se précipiter vers les quartiers du commandant. Lui et sa brute je les crus fous, car il n’y avait âme qui vive en vue. Un moment plus tard, monsieur de Contre-Cœur me faisait appeler : « Bras de fer, il y a du monde qui arrive. Ne laisse entrer personne, rouge ou blanc sans ma permission. » – « Oui mon commandant. Mais on ne voit rien à l’horizon. » – « Ca ne fait pas de différence. Veille et préviens moi de suite quand tu les apercevras ».

Toute en marchant de long en large, j’étais fort intrigué. Subitement, je me rappelai que cet animal de La Flute, plusieurs fois déjà, avait annoncé bien à l’avance l’arrivée de visiteurs.

« Est ce que, des fois tu aurais le don de seconde vue ? Ça c’est mon secret, m’avait-il répondu. »

Ce jour-là, je le découvris son secret. Son ours était son télescope ou plutôt son oreille.

Ces animaux ont une ouïe qui l’emporte sur celle de tous les habitants des bois. Le moindre bruit à la ronde, ils l’entendent de si loin qu’on ose à peine le dire. Ainsi, ce treize de juin, exactement une demi-heure après la fuite de l’ourson vers son trou, je vis une bande d’Outaouas traverser la Belle-Rivière. Leurs clameurs firent courir aux armes mes camarades.

En tête marchait un gros Indien vert et bleu, qui portait une branche d’érable. Quatorze scalps peints en rouge y étaient attachés. Je les comptai, parce qu’au fort on les payait vingt-cinq francs la pièce, en marchandises ; les Anglais, eux payaient trente francs.

Malgré sa graisse, ce sauvage sautait haut en l’air et il agitait ne tous sens son trophée. Derrière, la tribu poussait ces hululements prolongés et suraigus qui annoncent une victoire. Venait ensuite une demi-douzaine de prisonniers, les mains liées et gardés par deux Indiens barbouillés de charbon. Ç’étaient les parents des deux braves que les Outaouas avaient perdu dans leur expédition en Virginie. Ils y avaient surpris trois habitations, ils avaient massacré les hommes sauf quatre, qu’ils ramenaient avec les femmes.

Toute la garnison se précipita aux murs. On laissa entrer les chefs sans armes ; le commandant causa avec eux. Pendant ce temps, les Indiens Loups, qui campaient autour du fort, se placèrent sur deux lignes parallèles à partir de la rivière. Selon la plus ancienne des coutumes indiennes, les prisonniers allaient « courir » la bastonnade ; c’était, paraît-il, la troisième en un mois.

Les Outaouas les poussèrent en avant, ils prirent leur course à travers les pierres, les coups de bâtons durcis au feu ou armés de pointes de silex. Les enfants, les femmes surtout prenaient un plaisir extrême à frapper, tailler, déchiqueter. L’usage de la hache est défendu.

Je remarquais deux jeunes filles ; elles se tenaient d’abord par la main, car on les avaient déliées, elles couraient comme des biches harcelées par des loups ; l’une d’elle trébucha sur un caillou, elle tomba, son visage refléta l’horreur d’une quasi morte au milieu des démons. En une seconde, elle fut entourée par un groupe de sorcières, elles s’attaquaient à sa gorge, à sa bouche, à ses oreilles ; une vieille mordit en pleine chair son bras levé en l’air. La victime se releva dans un sursaut d’agonie, courut dix verges encore et vint tomber dans les bras de sa sœur au mur du bastion. Là, la bastonnade s’arrêtait.

Nue, un œil à moitié hors de l’orbite, la bouche ouverte par où giclait du sang, elle paraissait morte. Nous l’emportâmes à l’infirmerie, le chirurgien l’arrangea de son mieux. Chose extraordinaire, elle en revint et Monsieur de Contre-Cœur la racheta aux Peaux Rouges avec d’autres pour dix couvertures. Par la suite, elle n’a jamais pu voir un Indien sans perdre connaissance.

Les Outaouas se réservèrent deux prisonniers, pour les faire mourir en compensation des guerriers tombés en Virginie. Le supplice eût lieu le même soir. Il devait commencer au pied du fort, du côté de la rivière Malengueulée. Le commandent s’y refusa net. Alors les sauvages passèrent de l’autre côté de l’eau sur une pointe de sable où il y avait beaucoup d’arbres échoués. Les squaws se mirent à ramasser des branches, elles les accumulèrent autour de deux chênes, auxquels on devait attacher les victimes avec des cordes mouillées de dix pieds de long. Le feu allumé, elles tournent en rond pour fuir les tisons que l’on pousse vers elles ; leurs têtes sont coiffées d’une argile humide, afin de faire durer plus longtemps l’amusement.

Les prisonniers gisaient à terre ; de grands feux éclairaient la rivière et même les bastions où nous étions groupés. Nos officiers fumaient dans la salle du rapport, ils ne pouvaient intervenir, ils ne voulaient pas voir ces atrocités. S’ils nous avaient donné l’ordre, nous aurions eût tôt fait de balayer ces bandits à coup de mitraille. Seulement après ça, ç’eût été la guerre rouge, les Six Nations passant aux Anglais. Alors ?

Les Outaouas entonnèrent les louanges de leurs morts. Ils allaient être vengés. Le gros sauvage criait une phrase, les autres la répétaient en chœur, voix rauques d’hommes, voix suraiguës de femmes, piaillements d’enfants ; jusqu’aux chiens, misérables bêtes de somme, hurlant à la mort, museaux vers le ciel, queues raides, tendues vers la terre. Par dessus ce tintamarre, on entendait le grelot saccadé du chichikoï, une calebasse creuse avec des cailloux dedans.

Au bout d’une demi-heure, les hommes firent place aux squaws, chargées de fagots. Ce fut à ce moment-là qu’une vieille sorcière s’approcha du prisonnier le plus vigoureux, un Virginien à tête rouge, et lui jeta dessus une couverture en loques. La stupéfaction fut générale. Un Indien, son mari je suppose, voulut l’arrêter, les autres l’apostrophèrent, des femmes vinrent lui cracher dessus. Elle, accroupie à côté du prisonnier, la tête dans ses mains, en répondait rien. Le jongleur de la nation lui adressa quelques paroles que je ne compris pas. Sa réponse à elle, par exemple, je n’en perdis rien, tant sa voix sifflait entre ses lèvres de momie : « Aguï (c’est leur dieu) Aguï a repris mon fils aux dernières lunes. Mon mari est un bon à rien. Je prends ce Blanc pour me servir, j’en ai le droit moi Etchegoen, fille du chef. Aguï me le donne ! Aguï me le donne ! Plus les autres grondaient, plus elle criait Aguï me le donne…tellement que le jongleur finit par s’en aller. Alors elle se leva, elle coupa les liens du Virginien, elle le mit sur ses jambes et l’emmena vers sa tente. Là elle l’attacha de nouveau, puis vint rejoindre le cercle pour ne rien perdre du spectacle. Et elle crachait à son tour sur les autres squaws.

Rien de nouveau les jours suivant. J’ai terminé mes affaires avec Pontiac, mon Outaoua du Nord, il me promit de me rapporter d’autres castors blancs, ils sont très rares. J’allais à l’infirmerie visiter la jeune fille que les Loups avaient abîmée. Son visage était entouré de bandeaux, même son bon œil, mais on apercevait un coin de sa bouche, il me sembla y voir un bout de sourire quand le lui mis dans la main un bouquet de sassafras. J’étais allé le chercher de l’autre côté de la Mal-Engueulée.

On m’appelle Bras de Fer, lui dis-je ; je suis….Le docteur m’interrompit : « Elle ne parle pas un mot de français, mon garçon. Son nom est Margaret, sa mère venait de la Nouvelle-Orléans ».

Alors, mademoiselle Margaret, here des flaours for you. And bon luck !

Je croisais en sortant La Flute. Il tenait une peau d’hermine qu’il cherche à cacher quand il m’aperçut. Cela m’était égal, mes fleurs sentaient meilleur et puis il ne parlait pas l’anglais comme moi. L’éducation, ça sert toujours.

Le vingt-quatre de juin, je devinai qu’il allait se passer quelque chose. Nous avions reçu des approvisionnements des lacs d’en haut, avec un renfort de deux cents miliciens. Les officiers étaient continuellement en conférence, le garde magasin préparait des sacs de munitions. Bien sur, on allait prendre la piste. Mais laquelle ?

Deux jours plus tard, l’ours de La Flute se sauve dans son antre. Le capitaine de Villiers arrive au fort avec trois-cents sauvages. Ces Villiers, tous Coulon, sont natifs de Verchères, en bas de Montréal : ils sont si nombreux au service du Roy qu’on les distingue par des surnoms. Moi je connais Villiers de l’Espinay, il se bat en Acadie, aussi Villiers de Jumonville, qu’on vient d’assassiner aux Grands Prés, puis le chevalier, au fort de Chartres, et, enfin le capitaine Louis.

Monsieur de Contre-Cœur court au rivage : « Soyez mille fois le bienvenu, Monsieur, je ne vous attendais pas de sitôt. Venez à mon quartier, j’ai de mauvaises nouvelles pour vous…

Quand Monsieur des Villiers ressort, je crois que tout son sang lui a giclé au visage sous la peau. Il s’en va droit devant lui ; les gens du lac Huron louchent de son côté ; le sauvage ne regarde jamais en face.

« Hugh ! le Père est rouge comme une feuille d’érable avant les neiges. Hugh !» Bonenfant dit à voix basse : « Le commandant lui a raconté l’affaire des Grands Prés…Gare aux Goddams. Ca va chauffer. »

Sans-Quartier fait explosion : « Tant mieux, sacrebleu ! Ce que je commence à m’embêter ici, avec des corvées au lieu de faire notre métier.

De nouveau sauvages arrivent, les Kickapoux, pleins de vermine ; ils n’ont pas oublié le père Marquette, le missionnaire mort chez eux. Ils sont les plus rapides de tous les Peaux Rouges, on dit qu’ils battent les daims à la course. Il y a aussi des Folle-Avoines, ils sentent moins mauvais que les autres parce qu’ils se frottent de graisse d’ours, non d’huile de poisson comme les Puants, par exemple, de la mer Michigan.

Le garde-magasin jure lorsqu’il reçoit l’ordre de leur faire de « petits cadeaux » : « De par mille diables, est-ce que toutes les Nations se sont données rendez-vous ici ? Donne, donne, je n’entends plus que ce refrain. Bientôt, il ne nous restera rien à nous mettre sur le corps…Tas de mendiants… »

Les Indiens ne disent mot ; ils s’accroupissent au seuil de la boutique, ils attendent vingt-quatre, quarante-huit heures, de quoi rendre fou le garde. Alors il finit par leur jeter ce qu’ils veulent, ne fut-ce que pour ne plus les voir à sa porte.

Ce même soir, le tambour bat une assemblée générale. Personne n’y court plus vite que moi sauf les Peaux Rouges déjà serrés les uns contre les autres. La garnison se range en arrière, des centaines d’hommes, sous le drapeau blanc de Carignan-Salières. En avant, le commandant en uniforme du même régiment, habit et culotte bruns, bas gris clair, ainsi que les jarretières et les bouffetes. Il porte un chapeau en demi-lune, les rubans à gauche ; il a une grande perruque que nous n’avons jamais aperçue auparavant.

Les sauvages ne peuvent en détacher leurs regards. Ces Hurons de Lorette, plus ou moins christianisés, murmurent entre eux sans tourner la tête : « Hugh ! Il a levé une chevelure. Hugh ! Et les Robes Noires qui nous disent de ne jamais en faire autant… »

À ses côtés, il y a le capitaine Louis de Villiers, en coureur des bois. Sa toque de fourrure à queue d’écureuil porte une fleur de lys d’or, la fleur d’Ononthio, le Roy de France. Les autres officiers sont en uniforme régulier : monsieur Le Mercier, du fort, monsieur de Longueuil à la tête de Iroquois, monsieur de Montesson lieutenant des Abénaquis, l’enseigne de Longueuil des Hurons de Lorette. Ce dernier porte un justaucorps et un ceinturon de cuir, sur des mitasses, grands bas bleus cerclés de jarretières rouges à grelots de cuivre. Il n’a pas quitté ses mocassins.

Monsieur de Contre-Cœur fait un signe à Bonenfant. L’interprète arrive en portant au bras une demi-douzaine de chapelets de perles en porcelaine, à plusieurs pendentifs ou branches. C’est la manière indienne de se rappeler les assemblées et les traités antérieurs. L’aumônier n’aime pas le nom de chapelets, car se sont des colliers de porcelaine. Moi, je ne suis pas de son avis.

Bonenfant passe au commandant un chapelet à sept branches de perles rouges cousues parallèlement sur une bande de cuir. Monsieur de Contre-Cœur le saisit de la main droite et, la main gauche sur son épée qui pend d’une écharpe :

« Mes enfants, je vous invite pas ces branches à écouter ma parole, qui est celle de votre père Ononthio. Je vous débouche les oreilles pour bien entendre, je vous débouche le gosier pour que mes paroles vous touchent au cœur et que vous ressentiez la même peine que je ressens.

Par sept branches, mes enfants, votre père Ononthio m’informe qu’il ne vous a envoyé ici que pour travailler aux bonnes affaires. Je suis venu dans cette vue. Mais il m’ordonne en même temps que si quelqu’un m’insulte de l’écraser et qu’il ne doute pas, par votre attachement à ses volontés que vous ne suiviez notre exemple et que vous aidiez à le venger. Vous n’ignorez pas l’assassinat qui m’a été fait. Je vais vous parler à tous au cœur, parce que je n’ai rien à cacher pour les véritables enfants d’Ononthio. »

Ici, un chef Mississakuin se lève : « Ononthio ne nous a envoyé que pour travailler aux bonnes affaires et pas pour troubler la terre, mais pour regarder seulement. » il s’accroupit de nouveau. Ses braves approuvent de la tête. Le comandant continue son discours : « je vous apprends, mes enfants, que je ne suis venu ici que pour travailler aux bonnes affaires, que j’ai trouvé l’Anglais et que je l’ai sommé suivant les ordres de votre père de se retirer ; que je leur ai fourni leurs besoins pour s’en aller paisiblement chez eux. J’ai appris par vos frères qu’ils venaient pour frapper sur votre père, j’ai envoyé un officier pour leur parler et travaillé à maintenir la paix : ils l’ont assassiné. »

À ce moment-là, le capitaine Louis se penche en avant, prêt à bondir, il a la main sur une dague que nous lui envions tous, héritage, dit-il, d’un aïeul Jarret de Verchères. On jurerait un sanglier, les yeux rouges, qui va foncer sur vous.

Monsieur de Contre-Cœur s’arrête, le regarde, le capitaine se redresse, et le discours reprend :

« Mes enfants, j’en ai le cœur malade et je faisais partir demain les Français pour m’en venger. Vous arrivez, mes enfants, quand j’ai déjà fait délivrer les souliers, la poudre et les balles. Et je vous invite vous autres Gens du Sault, du lac Huron, Abénaquis, Iroquois de la Présentation, Népissings, Algonquins et Outaouas, par ce collier à accepter la hache pour accompagner votre Père et lui aider à écraser les Anglais qui ont violé toutes les lois les plus fortes en assassinant des porteurs de paroles. Je joins à cette hache deux barils de vin pour vous faire festin, n’ayant pas de bœuf ici.

C’est monsieur de Villiers que je mets à votre tête pour vous conduire et vous servir de père. Il va de cœur venger la mort de son frère. Ceux qui l’aimeront suivront son exemple, je vous invite de faire tout ce qu’il vous commandera. »

Le commandant remet à Bonenfant le chapelet de perles rouges et en prend un autre à perles blanches : « Par quatre branches de porcelaine, vous autres Loups… » Il s’interrompt : il y a une agitation parmi les Indiens et quelques-uns murmurent à voix basse je ne sais quoi. Bonenfant saisit un autre chapelet : « Mon commandant, je me suis trompé, voilà le vrai collier à perles vertes »… « Espèce de maladroit ! Fais donc attention ». Le discours recommence : « Par ces quatre branches vertes, vous autres Loups, si vous êtes les véritables enfants d’Ononthio, je vous invite à suivre l’exemple de vos frères. Hiro. J’ai parlé. »

Cet exemple, nous étions loin d’être sur qu’il serait bon. L’Indien change à tous les vents. Naturellement, ils emportèrent les haches et les deux barils qui auraient été beaucoup mieux dans nos gosiers que dans les leurs. Ils festoyèrent, ils tinrent un interminable conseil de guerre et finalement ils se déclarèrent prêts à nous suivre : « Donnes-nous un jour pour faire nos souliers et aussi pour nous peindre. Cela fait nous marcherons. » Donc tout allait bien.

Le vingt-huit de Juin vers neuf heures du matin, nous nous embarquons sur la Mal-Engueulée ; on remonte d’abord son cours, histoire de donner le change aux espions, ils pullulent chez les sauvages. Déjà nous avons remarqué l’absence des Mississakuins, les autres Peaux Rouges s’en montrent fort inquiets. « Peut-être sont-ils allé trouver l’ennemi ? »

Le vingt-neuf nous reprenons la voie directe, à travers bois ; l’aumônier, un grand Récollet ancien officier de cavalerie nous dit la messe. Il était fortement bâti, sur de longues jambes en faucille, et pour tant c’était l’un des plus mauvais marcheurs que j’ai jamais vu. On racontait qu’il était entré dans les Ordres à la suite de la mort subite de sa fiancée.

Nous arrivons à un grand hangar récemment abandonné par les Anglais. Nous y laissons nos pirogues, des vivres et des munitions, avec cinq Iroquois, quinze Français et un bon sergent. Ce qui nous réduisit au nombre de quatre-vingt quatre Blancs. Je sais que plus tard, on a prétendu que nous étions cinq cents Français. C’est un mensonge je le sais bien, puisque c’est moi qui tenait les compte de la paie. Nos alliés étaient deux cent nonante.

Le lendemain à onze heures, grande distribution de poudre, de balles, de viande boucanée pour une marche forcée sur les Grands Près où, paraît-il, se trouve l’ennemi. Il y a autant d’arbres morts par terre que de vivants debout ; nous trébuchons, nous tombons comme des ivrognes, les jurons éclatent en feux de file ; le révérend Récollet se bouche les oreilles, s’étend à la renverse, se déclare incapable de continuer. Il nous donne une absolution générale et s’en retourne paisiblement au hangar, son bréviaire sous le bras. Beaucoup auraient voulu en faire autant.

Une vingtaine d’éclaireurs nous précèdent. Les Mississakuins nous ont rejoint, la marche devient plus facile, les sauvages sont de meilleure humeur. Le deux de juillet nous arrivons à un camp désert, il devient évident que les Anglais se sont repliés en arrière. Mais où ? Monsieur de Villiers se fait amener un Anglais que les gens du Sault on capturé ce matin : « Bras de Fer, demandes lui où ses camarades sont allés ? Fais lui comprendre d’abord que s’il ment, il sera pendu, de suite, ici même ! »

J’appelle mon ami Pontiac. Crâne rasé, sauf une touffe noire, « brahier », sorte de lange entre les deux jambes, réduit au minimum, il est en tenue de guerre, c’est-à-dire nu jusqu’à la ceinture. Sur sa poitrine, il a peint en rouge un lièvre, emblème de sa nation et ses oreilles allongées par les cercles de cuivre qu’il a ôté sont attachées en arrière par un cordon d’herbes. Il a au col un couteau, un autre à la ceinture du brahier, un autre encore à sa jarretière de droite. Il reluit d’une huile infecte de poisson, tellement que je lui parle de loin.

« Frère, tâte cette tête, dis moi ce que tu penses de sa chevelure ». Il prend un couteau, il en effleure le visage du prisonnier d’arrière en avant.

Cet homme a au coin de la bouche un tic ou un sourire nerveux qui me met en colère, pendant qu’il répète toujours le même refrain : « Je ne sais rien, je ne suis qu’un simple milicien… »

« Hugh. Un beau scalp. Bien fourni. Veux-tu me le donner ? » Le Virginien n’a rien compris, il a tout deviné : « Pour Dieu, vous n’allez pas me tuer comme ça, de sang froid…Renvoyez-le, je vais vous dire ce que je sais… »

C‘est ainsi que je puis apprendre au capitaine que les Virginiens, environ quatre cents hommes avec neuf canons sont allés se retrancher à leur fort Nécessité. Or nous n’en sommes plus qu’à un e journée de marche…Pontiac emmène le milicien, il lui prend ses souliers, il aiguise ses couteaux, en le regardant de travers. Cependant, il a l’ordre de ne lui faire aucun mal, pour le moment.

Vers le soir nous avons une alerte, des pas précipités, des cris à notre arrière-garde. Les gens du Lac Huron vont faire feu, lorsqu’ ils reconnaissent quelques Népissings sur les traces fraiches d’un ours. La pluie commence à tomber par torrents, on dirait que nous sortons de la rivière, et pas de soleil pour nous sécher. Il n ‘y a rien qui vous rende de plus mauvaise humeur. Pour comble, les Algonquins déclarent qu’ils n’iront pas plus loin qu’ils vont retourner au hangar, ce fameux hangar auquel nous pensons tous sans le dire. Là, disent- ils, ils protégeront notre retour…

Au départ, le sauvage jette feu et flamme. Ensuite, à moins de résultats immédiats, il change d‘idée, il ne pense plus qu’ à utiliser sa poudre à la chasse, ce qu’ il appelle « les bonnes affaires » . Monsieur Le Mercier les apostrophe :

« Que diront vos femmes auxquelles vous ne rapporterez rien, tandis que vos frères auront les bras pleins de butin? Ces frères, que penseront-ils de vous? D’ailleurs, c est votre affaire, allez-vous en donc, et que je ne vous voie plu ici ou au fort. »

Ils partent, la tête plutôt basse, un mot y résonne : « Butin, whisky, couverture, haches, poudre et balles… » Deux heures plus tard, ils nous rejoignent au pas de course. Les Outaouas commencent à se moquer d’eux. Le capitaine s’interpose, personne, mieux que lui, ne connait ces grands enfants.

Le trois de Juillet nous faisons une prière dans le creux du vallon où est tombé Monsieur de Jumonville. On trouve trois cadavres scarpelés, mais pas le sien. Nous les enterrons, et puis, en avant. Si vite qu’à dix heures nos découvreurs viennent nous s prévenir que l’ennemi est en vue : ils s’avancent en bon ordre, ils sont très nombreux … Sur notre droite…

Nos officiers nous postent un chacun derrière un arbre. Le fort n’est heureusement qu’à une demi portée de fusil. Nous faisons le cri de guerre, les sauvages aussi à notre gauche. Nous allons faire notre première décharge quand les Anglais font volte-face, et rejoignent leur fort à la course. Un feu de file en jette plusieurs à terre, nous rechargeons, stupéfaits.

Plus tard, ils ont raconté que, jusque-là leur cri de guerre, ils ignoraient que nous avions des sauvages avec nous.

Une fusillade générale éclate sur les deux fronts, eux derrière leurs palissades, nous derrière nos pins. Elle ne nous fait aucun mal, pas plus que les biscaïens du fort. Au contraire, nous descendions leurs servants à volonté , et nous bénissions l’ingénieur qui avait oublié, le benêt, de raser les arbres, nos abris. Cela continue jusqu’au soir, le feu de nos alliés est beaucoup trop nourri. Nous avons deux tués, une douzaine de blessés. L’ennemi doit en avoir au moins dix fois plus.

Je vois un Népissingue, dénommé le Renard-En-l’Air, courir vers Monsieur de Villiers ; il est hors d’haleine : « Hugh ! Le Renard veut te parler. Que veux-tu ? Allons, vite…Du bruit, j’ai entendu du bruit là-bas, loin… »

Il indique l’Est, en face de nous, derrière le fort : « Quelle espèce de bruit ? Celui de gouttes d’eau ou de pas sur les feuilles sèches. C’est les vent qui me l’a apporté ». Le capitaine le regarde bien en face. Inutile, ce Renard tourne les yeux de tous les côtés, excepté du bon. Monsieur de Longueuil se rapproche : « si vous le voulez, je vais l’interroger, je ne crois pas que les Virginiens aient une arrière-garde. Faites, la nuit tombe, il me faut presser l’attaque. Vous me retrouverez au centre de la ligne. » Dix minutes après, Monsieur de Longueuil revient : « je ne crois pas qu’il faille écouter le Renard-En-l’Air. C’est l’un des plus grands menteurs de sa nation. Personne d’autre n’a rien entendu à l’Est. Seulement ces braves parlent de s’en aller. Les Algonquins aussi. Vous savez mieux que moi qu’ils sont bons que dans les surprises. Il y a aussi quelque chose de plus grave : nos hommes ont gaspillé leurs munitions. Ils seront à court si cette lutte se prolonge encore longtemps. »

Monsieur de Villiers souffle, presqu’un sifflement. C’est sa manière quand ca ne va pas comme il le voudrait. Enfin il dit d’appeler les autres officiers pour un conseil de guerre. Ils arrivent d’arbre en arbre pour ne pas recevoir une balle dans la tête. Ils se jettent à terre autour du capitaine adossé, lui, à un pin. Moi de même avec mon calepin et un crayon. Ils sont tous du même avis : à moins d’en finir de suite, nous ne pouvons plus compter sur nos Indiens. Les Virginiens commencent à faiblir, plusieurs paraissent ivres. Il faut charger le couteau à la main, les sauvages nous suivront.

Monsieur de Villiers ne répond rien. Il regarde le fort, d’où part un coup de carabine de temps à autre, et sa porte de chêne. Elle semble rudement solide. Il se retourne vers ses officiers : « Si, comme vous le dites, la poudre va manquer, il n’y a pas à hésiter. Néanmoins, je vais d’abord envoyer un parlementaire. Monsieur Le Mercier, prenez un homme avec un mouchoir blanc en bout de son fusil, allez demander l’officier commandant en chef. Dites lui qu’ils sont cernés, que des renforts nous arrivent, que nous allons donner l’assaut. S’ils veulent se rendre de suite, je leur donnerai une capitulation honorable, je me contenterais de deux otages, dont Monsieur Ouasinton, s’il est au fort. Et je promettrais de les protéger contre nos alliés.

S’ils refusent, je prends le fort et je les abandonne à nos sauvages. Il doit savoir ce que cela veut dire. Faites cesser le feu. Je leur donne une demi-heure pour se décider.

Il fait noir, monsieur Le Mercier part, une torche à la main. Nous apercevons deux officiers du fort qui viennent à sa rencontre, mais nous n’entendons rien. Nos alliés courent sous bois autour du fort, ils hurlent comme de vrais loups, non pas une centaine mais des milliers.

Monsieur Le Mercier revient : « Mon capitaine, ils accepteront une capitulation honorable, avec leurs armes et ils donneront deux officiers en otage. Monsieur Ouasinton est bien là, seulement il devra rester avec ses soldats, il paraît que lui seul peut maintenir l’ordre parmi eux.

Ils disent qu’ils regrettent la mort de monsieur de Jumonville et que si leurs hommes ont fait feu le vingt-huit de mai, c’est que la pluie et la brume les empêchaient de voir à trente pas… Sauf pour tuer mon frère, crie Monsieur de Villiers. Il a sa figure des mauvais jours, les dents serrés, un pli au coin des lèvres, il sort, il rentre sa dague rouge. Je le surveille du coin de l’œil ; des gouttes découlaient en rigoles sur son visage. Muet, les mains derrière le dos, il marchait en rond. Personne ne disait mot. À quoi bon ? Nous savions tous ce qu’il pensait.

Il s’arrête devant ses officiers : « Vous êtes sur que nous allons être à court de poudre pour faire sauter cette porte ?

Oui, dirent-ils. « Nous avons nos couteaux, cria le cadet de la Chauvignerie, une tête ardente, et nous pouvons escalader cette palissade ! Mon commandant, laissez-moi essayer… »

Monsieur de Villiers fronça les sourcils :

« Vous ferez ce que je vous dirai, Monsieur. Monsieur Le Mercier, retournez au fort, dites leur que je veux bien par humanité, leur accorder ce qu’ils demandent. Une fois les articles signés, par exemple, dites leur de filer, de se sauver. Tonnerre de Dieu ! Car je ne pourrais pas retenir bien longtemps mes sauvages sur leur piste.

Monsieur de Longueuil, vous aurez l’honneur d’entrer en tête dans le fort, votre premier soin sera d’y défoncer tous les barils de rhum ou de whisky. Le reste, sauf les munitions, abandonnez-le au pillage des Indiens.

Viens ici, Bras de Fer, je vais te dicter les articles de la capitulation. »

Les voici, tels que je les écrivis à la lueur d’une misérable lanterne tout en m’essuyant les doigts.

Capitulation accordée par le commandant des troupes de sa majesté très chrétienne à celui des troupes anglaises actuellement dans le fort de Nécessité, qui a été construit sur les terres du domaine du Roy, ce troisième juillet 1754, à huit heures du soir.

Savoir :

Comme notre intention n’a jamais été de troubler la paix et la bonne harmonie qui régnait entre deux princes amis, mais seulement de venger l’assassinat qui a été fait sur l’un de nos officiers porteur d’une sommation, et sur son escorte, comme aussi d’empêcher aucun établissement sur les terres du domaine du Roy, mon maître.

À ces considérations, nous voulons bien accorder grâce à tous les Anglais qui sont dans ledit fort aux conditions ci-après.

Article 1er

Nous accordons au commandant anglais de se retirer avec toute sa garnison pour s’en retourner paisiblement dans son pays et lui promettons d’empêcher qu’il lui soit fait aucune insulte par nos Français et de maintenir autant qu’il sera en notre pouvoir tous les sauvages qui sont avec nous.

2

Il lui sera permis de sortir et d’emporter tout ce qui leur appartiendra à l’exception de l’artillerie et munitions de guerre que nous nous réservons.

3

Que nous lui accordons les honneurs de la guerre, qu’ils sortiront tambour battant avec une pièce de petit canon, voulant bien par là leur prouver que nous les traitons en amis.

4

Que sitôt les articles signés de part et d’autre, ils amèneront le pavillon anglais.

5

Que demain, à la pointe du jour, un détachement français ira pour faire défiler la garnison et prendre possession du dit fort.

6

Que comme les Anglais n’ont presque plus de chevaux ni bœufs, ils seront libres de mettre leurs effets cachés pour venir les chercher quand ils auront rejoint des chevaux ; ils pourront à cette fin y laisser des gardiens en tel nombre qu’ils voudront, aux conditions qu’ils donneront parole d’honneur de ne plus travailler à aucun établissement dans ce lieu ici, ni en deçà de la hauteur des terres, pendant une année à compter de ce jour.

7

Que, comme les Anglais ont en leur pouvoir un officier, deux cadets et généralement les prisonniers qu’ils nous ont faits dans l’assassinat du Sieur de Jumonvile, et qu’ils promettent de les renvoyer avec sauvegarde jusqu’au fort Duquesne situé sur la Belle-Rivière et que pour sureté de cet article ainsi que de ce traité, Mrs. Jacob Venebrame et Robert Scobo tous deux capitaines nous seront remis en otages jusqu’à l’arrivée de nos canadiens et français ci-dessus mentionnés, nous nous obligeons de notre côté à donner escorte pour ramener en sureté les deux officiers qui nous promettent nos Français dans deux mois et demi pour le plus tard.

Fait en double sur un des postes de notre blocus, ce jour et an que dessus.

Je pars avec monsieur Le Mercier et trois soldats. Quatre Anglais viennent à notre rencontre, aux pieds du fort. Le plus grand d’entre eux, le commandant Ouasinton se fait faire la lecture du traité parle capitaine Jacob qui parle français. Le capitaine Mackay les accompagne, ils sont tous fort nerveux. La nuit est si noire que je distingue à peine leurs physionomies, pendant une discussion à laquelle je ne comprends rien du tout.

Monsieur Le Mercier s’impatiente : « Messieurs voulez-vous signer, oui ou non ? Oui répond Mackay ».

L’acte de capitulation est signé sur la crosse de mon fusil.

James Mackay – Ge. Washington.

Le comandant signe à notre retour. Coulon-Villiers et une copie est remise à Scobo.

Nous allons haranguer nos sauvages, dit alors monsieur le Mercier. Evacuez le plus tôt possible votre fort, car il sera difficile de les retenir longtemps. Les Anglais ne se le font pas dire deux fois. Point du jour, défilé, tambour battant, pièce de petit canon, ah bien oui ! Au comble de la surexcitation, les Sauvages bondissent de tous les côtés, haches en main, comme ils font avant les supplices, on a beaucoup de peine à les rassembler pour le discours de monsieur de Villiers :

« Par sept branches de porcelaine…Sur l’autre face du fort, les Anglais détalent, ils laissent même leur drapeau, quelques hommes valides, complètement gris, une douzaine de morts et les blessés ; et nous entrons dans le fort, moi cinquième derrière les officiers.

Les Peaux Rouges se mettent à piller les provisions, vêtements, etc…Ils lèchent la terre sous les barriques défoncées de rhum, ils ne sont pas contents de ne rien trouver à boire ; nos hommes pareillement. Nous avons beaucoup de mal à protéger la poudre et les balles, il y en avait une quantité, nous en avions bien besoin. On casse les canons, on brûle le fort, on se met en marche arrière vitement. À la guerre de frontière on ne sait jamais ce qui peut survenir.

Mon ami Pontiac vient me dire qu’il n’y avait pas d’Indiens avec les Anglais, je lui avais demandé où se trouvaient les Sénécas ? Puis il disparaît, je ne le vois plus même au pillage.

Le cadet de la Chauvignerie est désigné pour brûler le grand hangar. Avant qu’il eut fini, Pontiac reparaît, il ramène dix Virginiens sans armes et sans souliers, il est allé les couper de l’arrière-garde anglaise, il est très fier de son exploit.

Monsieur de Villiers n’est pas content : « Relâches ces gens-là de suite. Tu ne voudrais pas me faire manquer à ma parole ? »

Les prisonniers protestent : « Gardez-nous avec vous, si vous nous renvoyez, nous sommes sûrs d’être scarpelés… C’est ce que vous mériteriez. Sans compter que nous avons déjà trop de bouches à nourrir…Gardes les donc Pontiac, et ramène les au fort ; rappelles-toi que ta vie me répond de la leur…

Le sept de juillet, nous arrivons à Duquesne. Monsieur de Contre-Cœur crie de joie, il comble de cadeaux les Nations, il nous fait distribuer hors de leur vue, à l’intérieur des murs, double et triple distribution de rhum.

On m’a dit plus tard que le gouverneur du Canada lui-même, Monsieur le marquis Duquesne écrivit à notre commandant : « Rien de plus à souhait que la jolie affaire qui vient de se passer au haut de la rivière Mal-Engueulée, puisqu’elle concilie la bravoure, la prudence et l’humanité. C’est selon moi le plus beau coup qui se soit fait au Canada, parce qu’il rare que dans ce pays-ci on ait vu des combats en front de bannières, et que ce n’est que par surprise qu’on attaque son ennemi. Tout s’est passé selon mes désirs, la leçon est bonne et je m’attends qu’elle soit incrustée dans la mémoire des Anglais et des sauvages. »

On dansa, on chanta, on but à la France, maîtresse de l’Ohio. Moi je pensais tout le temps au corps de mon enseigne, sans chevelure, quelque part sous la mousse dans la forêt, la pluie dans la pourriture. Qui vivra, verra.

Au début de l’automne, nos otages les capitaines Vanbrame et Scobo furent envoyés sous bonne garde à Montréal. Scobo était une fouine que je trouvais par tout, nos officiers ne se méfiaient pas assez de lui, j e l’ai vu prendre des notes. Le fort avait maintenant six canons de 6, et neuf de balles pesant deux à trois livres. On avait coupé les bois à deux portées de carabine, nous y avion s planté un grand champ de maïs, il pouvait produire dans les bonnes années jusqu’à deux mille minots de grain. La basse-cour comprenait deux vaches, un taureau, vingt-trois truies et leurs cochonnets, et enfin, plusieurs chevaux.

Des cabanes avaient été élevées au tour du fort pour les surplus de garnison, aussi pour les Indiens de passage. Leurs visites nous aidaient à secouer la monotonie d’une vie de bûcherons. Nos chefs s’efforçaient de les rallier à notre cause ; à l’Est, les Anglais faisaient pareillement avec les six nations Iroquoises.

Monsieur le marquis Duquesne avait écrit que le roi d’Angleterre désavouait l’avance des Virginiens sur l’Ohio. Il ajoutait : « Tenez-vous prêts, la guerre peut éclater d’un moment à l’autre. »

Des courriers nous arrivent en février 1755. Un général anglais, Sir Edouard Braddock vient de débarquer à New-York… il a amené deux régiments de réguliers, le 44ème, colonel Halkette , et le 48ème, colonel Dunbar…les milices de Virginie vont marcher avec eux sur le f’ort…

Un ingénieur, Monsieur de Léry nous arrive pour renforcer nos fortifications. Monsieur de Contre-Coeur lance trois coureurs des bois, à vingt quatre heures de diff’érence, vers le commandant du Détroit : « Nous sommes à court d’hommes et de provisions. Combien de sauvages pouvez vous nous envoyer? Quand arriveront-ils? Je suis obligé d’employer la moitié de ma garnison aux transports, le reste travaille sous les ordres de Monsieur de Léry. Pendant ce temps, les Anglais se rapprochent de nous, je crois qu’ils ont franchi notre meilleure protection à l’Est, les monts Appalaches ».

Voilà le printemps de 1755. Le commandant a raison, l’armée de Braddock a passé les montagnes qu’ils appellent Alleghanys.

En juin, mon ami Pontiac, un des rares sauvages auxquels on peut se fier, vient me dire : « les Bostonnais seront ici dans trois marches. Ils sont plus nombreux les écureuils d’argent lorsqu’ils se jettent à l’eau en été. Leurs armes envoient le soleil à travers les branches, ils s’en vont sur le gué de la Mal-Engueulée.

Or, ce gué n’est qu’à trois lieues du fort .Nous sommes cinq cents Français et six cent quatre-vingt Indiens, bons à se battre. D’autres éclaireurs viennent confirmer Pontiac : ils sont plus de trois mille, sans compter les sauvages…leur convoi de munitions et d’artillerie, on n’en voit pas le bout…Il y a même un carrosse à quatre roues pour leur général… « Est-ce qu’il est estropié ? Non il est à cheval… »

Le carrosse, ne n’en crois pas un mot. Histoire de Peaux Rouge affolés. Mais conte ou non, ca n’a pas bonne mine. Sur l’heure le commandant tient un conseil de guerre. J’étais là en qualité de secrétaire, voilà comment je puis raconter tout ce qui se passe. Nos officiers, messieurs Dumas, Le Mercier, de Beaujeu, de Villiers, de Carqueville, le chevalier de Bailleul, sont des chefs à toute épreuve, rompus à notre genre de guerre. Ils écoutent les rapports : monsieur de Contre-Cœur est d’avis d’attendre l’ennemi à l’affut derrière les murailles et d’ouvrir le feu à bout portant, fusils et canons, pendant que nos sauvages attaqueront l’ennemi à revers. Les premiers interrogés, messieurs Dumas et Le Mercier se rangent à cet avis. Le capitaine de Beaujeu se lève : « mon commandant, il faut aller de l’avant ; il faut aller s’embusquer à la traversée de la rivière. Nous les prendrons par surprise, tandis qu’ici ce sera une bataille rangée à forces inégales, où nos Indiens ne nous seront d’aucun secours.. » – « Êtes-vous sur qu’ils vous suivront vers la Mal-Engueulée ? Ils paraissent plutôt démoralisée… » – « Je réponds d’eux, si vous me laissez partir de suite. Braddock et ses hommes ne connaissent rien à la guerre des bois. Ici, ils se retrouveront en Europe. Il faut bondir sur eux à l’improviste. »

Ses paroles saccadées font sauter en l’air, tant elles portent juste. Le capitaine Louis de Villiers l’appuie : « Il y a cinquante chances sur cent que nous réussirons là-bas. Ici nous n’en aurons que vingt. »

Le commandant cède, après une coure discussion : « En tout cas, si vous êtes obligé de vous replier revenez ici recommencer la bataille. » Il donne à monsieur de Beaujeu trois cent cinquante Français et six cent sauvages. Le reste des troupes garde le fort. Je demande à faire partie de l’expédition ; enfin nous allons nons battre au lieu de charrier de la terre et des troncs d’arbre.

Nous filons sur trois colonnes, parallèlement à, mais pas sur la route. Trente éclaireurs sont en avant. À midi, nous faisons halte. L’armée anglaise avait déjà passé la Mal-Engueulée, elle se reformait dans une petite plaine, au sortir du gué. De là, le terrain se relève, coupé de monticules boisés, un pays de creux et d bosses. Nous avons manqué la surprise dans l’eau.

Mais nous ne les manquerons pas ici sur les hauteurs selon monsieur de Beaujeu. Il n’a pas fini de parler que nous voyons arriver l’ennemi en bas. Foi de Bras de Fer, c’est le plus beau spectacle du monde. Solides gaillards bien nourris, beaux uniformes neufs, armes qui « envoient le soleil à travers les branches », pas cadencés comme à la parade En avant, leurs Highlanders se balancent comme des ours sur leurs griffes de derrière. Ils sont au moins trois cents, leurs officiers sont tous à cheval. Un autre bataillon de même force suit à petite distance et puis l’artillerie, très nombreuse, les transports, chevaux, mulets, une nuée. Je vois aussi, Dieu me pardonne, une voiture, oui le carrosse auquel je n’avais pas voulu croire. Ca ne s’était jamais vu, nous la regardions stupéfaits, nous autres, Blancs en guenilles, sauvages nus, armes rouillées. Bien sur, nos anges gardiens, en haut, ne doivent pas parier sur nous, si peu nombreux.

Je regarde le capitaine de Villiers. La tête en arrière à sa façon, il rit sans bruit, quelles dents. Ca nous ragaillardit, monsieur de Beaujeu nous secoue :

« Trente Français sur la route, trois rangs de dix hommes couchés côte à côte à neuf pieds de distance. À droite et à gauche, en V dans la forêt, les autres avec Dumas et Le Mercier.

À mille pieds en avant sur la gauche, les Outaouas, avec de Bailleul, sur la droite les Abénaquis avec de Villiers. Tous cachés dans les fourrés et surtout pas un bruit, pas un mouvement. Mes enfants, au nom d’Ononthio laissez l’Anglais s’avancer entre vos lignes, gardez dans votre gosier le cri de guerre, gardez dans vos fusils le bruit de la poudre, attendez comme des morts la décharge de nos carabines sur la route : alors commencez, ne vous arrêtez plus, ils sont à nous, eux et leur butin !

Les Indiens disparurent comme une brume dans les bois. Le commandant savait leur parler. Il se mit à côté de nous sur la route où nous étions couchés, moi troisième de la gauche, l’oreille sur la terre qui nous apporte le pas lourd des Highlanders. On les entend rire et causer, il fait si beau, ils sentent si forts.

« Allons, dit monsieur de Beaujeu à demi voix : joue, feu ! » Le premier rang tire étendu sur le sol le second à genoux, le troisième debout. La moitié des Anglais tombe et, avant que ceux qui les suivent aient le temps d’ajuster et tirer, nous faisions une seconde décharge. Ensuite tous à terre, l’ennemi ne nous voit plus devant lui au moment où le grand V français commence à tirer à coup sur.

Loin en arrière, su les flancs de la colonne anglaise, le cri de guerre éclate, les balles arrivent des deux côtés. Chacun derrière son arbre ajuste et tire dans le tas. On croirait que nous sommes vingt fois plus nombreux que nous le sommes.

Les Highlanders rompent leur front sur la route, ils font volte face et ripostent au jugé en bon ordre. Ils tirent sur chaque fumée qui s’élève au-dessus des fourrés. Leurs officiers, l’épée à la main, passent dans leurs rangs, leurs chevaux y jettent le désordre, la route est trop étroite et quelle belle cible pour nous ! Sans-Quartier compte à haute voix ceux qu’il descend : huit, neuf, dix. Je crois qu’il exagère.

Le second bataillon anglais nous paraît en plus mauvaise posture encore. Il commence à tirer à tort et à travers. Cependant leurs rangs s’ouvrent pour laisser passer deux canons, au galop, avec un officier qu’on m’a dit plus tard être le colonel Ouasinton. Il paraît plus calme que les autres. Il sait mieux la guerre en Amérique. Ses canons s’arrêtent en face de nous, ils crachent leur bordée nous avons eu le temps de nous égailler parmi les pin, sauf trois retardataires. On les emporte, ils sont morts. L’un d’eux est monsieur de Beaujeu.

Le capitaine Le Mercier accourt : le corps a été presque décapité. Il est beau de mourir ainsi….« Cache le dans ces broussailles, Bras de Fer, ne dis rien à personne, attends la fin de la bataille. Qu’est ce qui arrive là-bas ? »

Il regarde à droite. Un autre canon tire maintenant sur les Abénaquis, il ne leur fait aucun mal, mais ses bordées abattent des arbres sur leurs têtes, le désarroi commence, gare à la panique. Si on ne peut les ramener au combat, les Outaouas feront de même et partie sera perdue ; nous sommes trop peu de Français. Soudain je vois le capitaine de Villiers sauter sur un arbre à bas ; il a perdu dans la bagarre son casque à fleur d’Ononthio, ses cheveux se collent sur son visage noir de poudre on ne le reconnaitrait pas s’il ne tenait haut en l’air sa carabine et sa fameuse dague rouge. Des gouttes en découlent sur ses bras nus. Il crie : « Frères ! Enfants d’Ononthio ! Êtes vous des femmes, pour avoir peur du bruir ou des arbres qui tombent ? Revenez en avant avec moi, ils sont à nous et leur butin…Aïe, hi, Aïe ! »

En vérité, il a l’air d’Areskouï, dieu de la guerre. Une force sort de lui, elle entre en vous, elle vous transporte. Je l’ai déjà ressentie au fort Nécessité. Les Abénaquis s’arrêtent, foncent en avant derrière lui, recommencent le feu. Monsieur de Bailleul redouble sa fusillade avec ses Outaouas, l’arrière-garde anglaise tourbillonne, tire au hasard, même sur son avant-garde. Celle-ci n’a plus d’officiers, elle recule et tous lâchent pied dans un désordre épouvantable.

À la hache maintenant, crie monsieur Le Mercier !

Rouges et Blancs, nous fonçons sur l’ennemi en pleine panique. Il court vers la prairie du gué, il a perdu des centaines et des centaines d’hommes, les officiers se sont tous fait tuer il n’y a plus pour ainsi dire qu’à exécuter leurs beaux soldats.

Et le butin ! Il passe tout ce que nous avons rêvé ; quinze drapeaux, neuf canons, d’innombrables charges d’armes, de munitions, de vivres jusqu’à la valise du général. Nous trouvons même des sacs d’or et d’argent ; de belles pièces neuve que les sauvages, furieux, jettent partout : « Hugh ! À quoi ça est-il bon ? »

Tel fut le pillage et la confusion des vainqueurs que, si l’ennemi s’était rallié et revenu sur nous, nous aurions sans doute été écrasés. Mais la panique les emporta jusque vers les monts Appalaches. Et on m’a raconté plus tard que notre victoire de la Mononghaela, à un Français contre sept Anglais avait soufflé l’épouvante sur la frontière de la Pennsylvanie où les marchands quittèrent leurs comptoirs de la Virginie, où les nègres affolés coururent d’habitation en habitation : « Les Français arrivent…les sauvages aussi…Tout est perdu…Sauve qui peut… »

Vers la fin du combat, j’avais gagné l’extrême gauche où Mimile avait aperçu des Sénécas. Je ne vis rien du tout et je venais prendre ma part de butin, lorsque j’entrevis collé contre un pin, le corps d’un Indien. Il se confondait si bien avec l’écorce que je fus obligé de regarder à deux fois. Il me tournait le dos, il regardait cette plaine encombrée de fuyards à travers les détonations et les hurlements. Une branche me cachait sa tête ; il la releva : elle était recouverte d’un casque d’hérisson et le cou était rayé de rouge. Oh, grand Saint Bayard, merci !

J’étais tout près de lui. Je prends ma hache, je la lance droit sur ses jarrets. Il tombe, il veut se relever, il retombe. Son tendon droit est coupé net, le plus beau coup du monde. Je bondis sur lui, il a son couteau à la main, je lui plonge le mien dans la poitrine. Il ouvre la bouche, il crie, ses yeux deviennent immenses. Je lui mets un pied dessus: « Tu n’es pas encore mort, mon père. Tiens, je vais te rendre ce que tu as fait à mon capitaine aux Grands Prés. » Je lui cercle le visage de la pointe de mon couteau, je lui arrache son casque d’hérisson, je vais…Mais je m’arrête le bras en l’air, je ne puis en croire mes yeux: il est chauve, pas un seul cheveu, une seconde peau malade sur le crane : il a déjà été scarpelé jadis, il n’en n’est pas mort. Comment est-ce Dieu possible ?

J’hésite une seconde, il doit croire que je vais avoir pitié de lui, il demande grâce : alors, je le frappe de ma hache, une fois, deux fois, une fois encore. Sa cervelle jaillit de tous les côtés, il est mort. Bien mort. Tout à fait mort. Mon capitaine est vengé, je suis relevé de mon vœu.

Ce soir-là, le plus heureux de nos huit cent cinquante hommes, Peaux Blanches, Peaux Rouges, celui qui dormit le mieux au soir de la Mononghaela, ce fut moi, Bras de Fer, soldat du Roy en Canada.

 

__________ 

Notes :

 

(1) : Pour Outaouais, tribu de cette région, d’où vient le nom Ottawa.
(2) : Future cité de Pittsburgh.
(3) : L’Ohio.
(4) : Nom courant de la rivière Monongahela.
(5) : Petit mammifère, de l’espèce des Gloutons, voraces et omnivores.
(6) : Il s’agit de George Washington, âgé de 23 ans, considéré par les Américains comme un héros de la Guerre de Sept ans contre les Français.

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Une contribution du Nouveau Monde à l’Ancien Monde

Une contribution du Nouveau Monde à l’Ancien Monde

Par Jacques Mathieu et Alain Asselin

 

Le titre de cette présentation peut étonner. Mais non ! Les termes de nature géographique n’ont pas été inversés. C’est que l’on a été tellement habitué à lire le contraire, à savoir l’apport de la culture européenne à la civilisation amérindienne. De fait, l’on a surtout insisté sur les bienfaits de la connaissance de l’écrit et de la religion, en plus de l’accès aux objets de métal et aux produits fabriqués, comme les chaudières et les armes à feu. Nous sommes bien conscients que le titre ici retenu renverse ainsi les perspectives historiques traditionnelles.

Par ailleurs, nous sommes également conscients que ce titre est à la limite du politiquement correct. Il frise le déni de l’ancienneté de peuplement et d’occupation du territoire nord-américain par les Premières Nations. En ce domaine également, la perception d’un rapport d’antériorité entre les deux mondes plonge ses racines dans une histoire profondément ancrée dans les mémoires collectives. Cependant, elle omet le fait qu’au fil des siècles, les Premières Nations ont acquis une connaissance et une maîtrise exceptionnelle de la nature et de ses richesses, comme l’écrit l’ethnologue et jésuite Joseph-François Lafitau qui, au début du XVIIIe siècle, les dit tout naturellement savant et médecin.

Cette contribution de la Nouvelle-France, de nature principalement scientifique, est demeurée relativement méconnue. Elle s’inscrit tout de même dans le contexte du renouveau des sciences naturelles en Europe. Les chercheurs substituent alors progressivement le travail de terrain aux savoirs de l’Antiquité. On assiste dès lors à la naissance et à l’essor de la botanique, même si elle demeure encore largement axée sur des finalités médicinales. Il s’agit d’offrir les meilleurs remèdes possibles pour combattre les maladies. En parallèle, la recherche, que l’on pourrait dire fondamentale, prend la forme de constitution d’un répertoire mondial des plantes ; une préoccupation qui finit par retenir l’attention de chercheurs à la grandeur de l’Europe.

L’histoire de cet apport du Nouveau Monde est présentée par étapes chronologiques et repose sur les réalisations de personnages plus ou moins connus. Au départ, Louis Hébert, un simple apothicaire parisien, se résout en 1606, à l’âge de 31 ans, à gagner les terres neuves d’Amérique du Nord. Il y repère des plantes qu’il fait parvenir en France, où différents chercheurs signalent leur présence. Puis, le contexte de la création du Jardin Royal des plantes à Paris amène un docteur régent de la faculté de médecine de Paris, Jacques-Philippe Cornuti à publier en 1635 un Canadiensum Plantarum. Dès lors, au fil des ans et des publications, la connaissance de ces plantes se répand dans la communauté scientifique européenne.

Un personnage mal connu

Le personnage de Louis Hébert occupe une place notable dans l’histoire de la Nouvelle-France. On l’a qualifié de premier agriculteur, voire d’Abraham de la colonie puisqu’il a été le premier à s’installer avec sa famille à Québec en 1617. Ses réalisations relevant de sa formation comme apothicaire sont connues, mais elles n’ont pas eu la reconnaissance qu’elles méritaient.

Né en 1575 à Paris, fils d’apothicaire et apparenté à de grandes familles de la profession, il mène à terme ses études dans ce même domaine au tout début du XVIIe siècle. Jusqu’à l’âge de 30 ans il vit en plein cœur de Paris. Il prend épouse en 1602 et tente de se constituer une clientèle. En 1606, sans sa femme et ses enfants, il s’engage pour la Nouvelle-France. Entre 1606 et 1613, il effectue deux longs séjours en Acadie. Ses connaissances, ses sensibilités à la nature nouvelle et de bonnes relations avec les Amérindiens favorisent sans doute son intérêt pour les plantes de la colonie. Très tôt, des chercheurs européens signalent la présence et la provenance de ces plantes. Il s’agit surtout de plantes à fleur, ce qui correspond bien aux compétences d’un apothicaire.

Les premières mentions

Les plantes repérées par Louis Hébert en Acadie attirent l’attention. Marc Lescarbot, auteur d’une histoire de la Nouvelle-France, raconte que l’on avait semé de la graine de chanvre (sans doute une asclépiade) en plusieurs emplacements de Paris, mais que l’essai avait échoué. Ce n’était qu’un début, car l’asclépiade commune est devenue une espèce envahissante en  Europe. Lescarbot fait également état de la guérison à Port-Royal, grâce à la gomme de sapin, d’un garçon dont la peau était rongée par la teigne. Ce baume du Canada produit avec de la gomme de sapin est encore en usage en France au XIXe siècle dans le soin des plaies.

Peu après 1614, Joachim Burser, un médecin résidant à Anneberg en Saxe, a dans son herbier une adiante du Canada, le capillaire canadien qui devint un objet de commerce entre la France et la Nouvelle-France pendant plusieurs décennies. Il signale une autre plante comme venant de la Nouvelle-France (Gallia Nova) et obtenue d’un apothicaire de Paris. Il s’agit du trille grandiflore d’Amérique du Nord, devenu l’emblème floral de la province d’Ontario. Le nom initialement retenu est Solanum Triphyllon Brasilianum. Il s’agit là d’une confusion géographique courante à l’époque. En effet, l’herbier de Burser contient 27 plantes nord-américaines selon l’analyse du botaniste Hans Oscar Juel en 1931. Plusieurs d’entre elles sont également présentées dans les traités de 1620 et 1623 du plus grand botaniste de l’époque, Caspar Bauhin de Bâle en Suisse.

Du bout du monde au …Bout-du-monde

Après son installation à Québec avec sa famille en 1617 et jusqu’à son décès en 1627, Louis Hébert expédie à Paris un bon nombre de plantes provenant des espaces fréquentés par les Français en Amérique du Nord. Un témoignage du fondateur de Québec, Samuel de Champlain, confirme que Hébert a visité les lieux explorés par les voyageurs et les missionnaires. De même, ses liens étroits avec les Amérindiens ont favorisé la connaissance de nouvelles plantes. On peut en déduire que des plantes du bout du monde ont ainsi été envoyées à Paris, rue du Bout-du-Monde, résidence des fameux jardiniers Robin père et fils.

Les relations de Louis Hébert à Paris ne sont pas parfaitement connues. Il est certain toutefois qu’il a correspondu avec les Robin, père et fils, car les auteurs signalent fréquemment la qualité des plantes de leur jardin. L’un et l’autre s’intéressent vivement aux plantes nouvelles. Ils avaient créé un jardin à la pointe de l’île dès la fin du XVIe siècle. Jean, le père, est devenu curateur du jardin de l’École de médecine dès 1597. Son fils, Vespasien, a profité de l’appui  et de la recommandation de Marie de Médicis pour partir en 1603 à la découverte de plantes rares lors d’un voyage en Angleterre, en Allemagne, en Espagne et en Italie.

En 1620, les Robin publient une « histoire des plantes nouvellement trouvées en l’isle Virgine et autres lieux ». L’ouvrage compte, entre autres espèces d’Amérique, un lis canadien et une fleur de la passion. Trois années plus tard, ils publient un manuel dont les pages liminaires comptent des poèmes qui  célèbrent leur goût pour les belles fleurs et leur aptitude à les acclimater. Ces poèmes font également référence aux motivations du chercheur des pays éloignés, qui cherchait moins à s’enrichir qu’à augmenter le trésor des connaissances, en particulier au point de vue médical. Ce catalogue des Robin de 1623 recense au moins dix espèces canadiennes, mais seul un amélanchier porte une appellation canadienne. Les autres sont dites étrangères, américaines ou virginiennes.

La connaissance de ces plantes déborde alors le cercle étroit de la communauté savante. Pierre Vallet, le peintre du roi, produit des florilèges adressés au Roi très chrétien et destinés à la peinture, l’un en 1608 compte 75 planches et l’autre en 1623 est augmenté à 93 illustrations. Parmi les ajouts, l’on compte trois plantes de l’Amérique du Nord : le lis du Canada, la lobélie cardinale et la tradescantie de Virginie.

La lobélie cardinale de provenance canadienne est également mentionnée dans une publication de Giovanni Battista Ferrari, un botaniste protégé du cardinal Francesco Barberini, neveu du futur pape Urbain VIII en 1623. Ce cardinal légat à Avignon de 1623 à 1633 a d’ailleurs accompli une mission de recherche en France en 1625-1626. Esprit particulièrement ouvert à la science, il fut l’un des deux cardinaux à s’opposer à la condamnation de Galilée. Dans son ouvrage qui demeura une référence pendant un siècle, Ferrari estime que les Barberini possèdent le plus beau jardin de la région de Rome. Il s’y trouve notamment une vigne et des fraises canadiennes décrites comme étant d’une forme globuleuse et d’une grosseur inouïe. Le fameux collectionneur provençal Fabri de Peiresc a d’ailleurs également goûté en 1626 deux variétés de fraises venues du Canada qu’il a jugées aromatiques et excellentes.

Ces exemples illustrent bien l’intérêt croissant pour les plantes nouvelles d’Amérique.

Un jardin de plantes médicinales

C’est dans le contexte de la création du Jardin Royal des plantes à Paris que les plantes de Nouvelle-France profitèrent d’une reconnaissance exceptionnelle. L’idée de créer un tel jardin avait été avancée très tôt, fait l’objet d’une première décision en 1626, mais ne fut réalisée que quelques années plus tard. Vespasien Robin y transplanta alors la majorité des plantes reçues de Nouvelle-France.

La création du Jardin du Roi visait, malgré l’opposition virulente de la faculté de médecine figée dans les traditions antiques, à favoriser l’innovation scientifique. Les objectifs étaient centrés sur l’utilité publique, les finalités médicinales et la réalisation d’un inventaire mondial des plantes. L’on y favoriserait l’apprentissage des plantes domestiques et étrangères, sauvages et cultivées. L’on y trouverait des plantes de France, mais aussi des raretés de l’une et l’autre Inde.

Jacques-Philippe Cornuti, un docteur régent de la faculté de médecine de Paris qui souhaitait œuvrer au jardin du roi, concrétisa en partie ce projet par l’élaboration d’une première histoire des plantes du Canada publiée en latin à Paris en 1635. Dans cette publication qu’il voulut simplifiée, adaptée à tout lecteur, mais structurée en genres et en variétés, il décrivit et fit illustrer plus de 40 plantes d’Amérique du Nord inconnues jusque-là en Europe. L’ouvrage faisait également mention de plus de 750 plantes repérées lors d’herborisations dans les environs de Paris. Il ne décrivait qu’un arbre d’Amérique, le robinier faux-acacia, nommé ainsi d’après les Robin. L’exemplaire original de cet arbre vit encore dans le square René-Viviani à Paris.

La création du Jardin du Roi poursuivait des objectifs ambitieux : « Sa réputation [du jardin] s’étendra aussi loin que la course du soleil qui anime les plantes ». Cette grande institution nationale a indirectement donné aux travaux antérieurs de Louis Hébert diffusés par le livre de Cornuti une incroyable postérité.

Pourtant, ce sont des relations interpersonnelles qui ont vraisemblablement abouti à mieux faire connaître les plantes du Canada. Un des frères de Louis Hébert, Jacques Hébert, entré chez les Minimes en 1586, a sans doute joué un rôle. C’est à cette communauté religieuse que Cornuti offrait ses services médicaux de façon bénévole. Au surplus, dans sa publication, l’auteur du premier livre de plantes du Canada fait souvent référence à des plantes trouvées dans le jardin des Robin.

Dans ses descriptions, Cornuti marie tradition et innovation. Aux citations des travaux des savants de l’Antiquité, il ajoute le fruit de ses observations conduites sur le terrain en France. Issue d’une démarche d’apothicaire et centrée sur les fins médicinales, sa publication rejoignait en partie les orientations du Jardin Royal des plantes. Ses descriptions des plantes originaires du Canada couvraient les feuilles, les tiges, les racines, les fleurs et les fruits. Le médecin procédait à des expérimentations personnelles concernant les purgatifs, vomitifs et aromates. Il mâche, goûte, distille, assèche et pile, feuilles, racines et fleurs, dissèque, concocte et prend des potions. Il approfondit en quelque sorte le travail de Louis Hébert. Par contre, n’étant jamais venu en Amérique, il ne peut faire état des usages amérindiens. Tout au plus peut-il rapporter succinctement et en dernier lieu que le « snagroel » constitue un puissant antidote contre la morsure de serpents.

Parmi les plantes les plus connues que décrit Cornuti, citons :

  • L’adiante du Canada,
  • La monarde fistuleuse,
  • L’eupatoire rugueuse,
  • L’asaret du Canada,
  • La smilacine étoilée et à grappes,
  • La desmodie du Canada,
  • La corydale toujours verte,
  • L’ancolie du Canada,
  • L’hélénie automnale,
  • L’asclépiade commune et incarnate,
  • L’herbe à puce de Rydberg,
  • Et bien d’autres

Il faut noter toutefois que la variété des appellations à cette époque où les critères de dénomination ne sont pas encore précisés dans cette science embryonnaire ne permet pas toujours une identification d’une certitude absolue.

Cornuti n’obtint pas la nomination souhaitée au Jardin du Roi. Différentes raisons ont pu jouer, mais on ne peut écarter le fait que les plantes étrangères, souvent perçues comme concurrentes aux usages locaux, étaient souvent décriées. On estime alors que la Providence a veillé à créer des végétaux thérapeutiques à proximité des endroits où se développent les maladies. De plus la botanique naissante s’attache moins aux usages qu’à la structure et à la variété des genres et des espèces. Ces constats n’ont toutefois pas eu pour effet d’écarter des nouvelles pratiques scientifiques les résultats des travaux antérieurs et extérieurs.

À la grandeur de l’Europe

L’essor de la botanique en Europe au XVIIe siècle suscite un grand intérêt pour les plantes du Nouveau Monde. Le nombre d’explorations augmente. Les échanges entre botanistes se multiplient. Il s’ensuit que les plantes envoyées par Louis Hébert aux Robin, plantées dans le jardin de l’École de médecine en France au début du siècle, puis transplantées au Jardin du Roi, se retrouvent un peu partout en Europe par le biais des informations contenues dans l’ouvrage de Cornuti sur les plantes du Canada.

  • Le jardin des plantes médicinales d’Amsterdam en 1646 compte différentes espèces en provenance d’Amérique. Trois espèces portent un nom canadien et quatre espèces ont un nom référant à la flore de Cornuti.
  • Simon Paulli exerce la botanique  médicale à Copenhague au Danemark et publie un catalogue de plantes en 1653. Deux plantes portent le nom de Canada dans leur appellation : le chrysanthème tubéreux ou topinambour et la vigne grimpante ou l’herbe à puce. L’auteur, qui signale aussi des plantes américaines, virginiennes et indiennes,  dénonce plusieurs calamités introduites par ces plantes ou encore par leur altération à des fins commerciales.
  • La liste des plantes du Jardin du Roi, œuvre de Denis Joncquet et Guy-Crescent Fagon, publiée en 1665, contient la majorité des mentions des espèces canadiennes décrites par Cornuti.
  • Dans son Histoire naturelle des Indes occidentales rédigée avant 1689 et dans le Codex canadensis élaboré en France à la fin du XVIIe siècle, le jésuite Louis Nicolas présente plus de 200 plantes de Nouvelle-France et illustre 18 espèces. Il y inclut plusieurs observations ethnobotaniques inédites.
  • Paolo Boccone, un botaniste itinérant reconnu, nomme une plante canadienne correspondant à la vergerette. Son herbier à la bibliothèque de l’Institut de France compte cette vergerette du Canada. Son livre sur les plantes rares publié en 1674 mentionne la présence de cette plante dans les jardins de Blois avant 1665 et qui se retrouve également au jardin de Bologne en Italie en 1675.
  • Abraham Munting de l’université de Groningue en Hollande mentionne la présence de plantes canadiennes dans le jardin botanique de Groningue en 1672.
  • En France, Denis Dodart supervise le grand projet d’Histoire des Plantes par l’Académie des Sciences, dont une première publication paraît en 1676. Elle contient une dizaine de plantes d’Amérique. Deux espèces sont dites d’Acadie : le lis de Philadelphie et le zizia doré. Deux plantes sont du Canada : un astragale et le laportéa du Canada. D’autres illustration subséquentes comprennent quatorze plantes dont le nom réfère au Canada ou à l’Acadie.
  • L’anglais William Sherard publie à Amsterdam en 1689 Schola Botanica. Son ouvrage encyclopédique compte 51 espèces dont le nom latin ou français réfère au Canada et dont une majorité apparaît au catalogue du Jardin du Roi à Paris.
  • L’italien Francesco Cupani met sur pied un jardin botanique près de Palerme en Italie. Dans un livre publié en 1696,  il signale la présence de la vigne vierge à cinq folioles parmi diverses espèces canadiennes.

L’arrêt de cette nomenclature à la fin du XVIIe siècle tient au fait qu’un autre grand botaniste canadien, Michel Sarrazin, qui a justement reçu sa formation botanique au Jardin du Roi à Paris, y a envoyé sur une période de plus de vingt ans des centaines de spécimens. Nommé membre correspondant de l’Académie des Sciences de Paris, auteur d’articles dans les Journal des Scavants, il est devenu une référence nouvelle et plus significative.

Il n’en reste pas moins par la suite que les botanistes les plus renommés tiennent compte du premier livre de plantes du Canada. Joseph Pitton de Tournefort en France fait plus de dix fois référence à Cornuti et identifie 42 espèces du Canada dans son traité de botanique publié en 1694. Léonard Plukenet, responsable des jardins de la reine Marie Stuart II à Hampton Court en Angleterre réfère aux travaux de Cornuti dans ses publications de la fin du XVIIe siècle. Le plus grand botaniste de la période moderne, Carl Von Linné, nomme même en son nom une plante qu’il a décrite et qui pousse en sol canadien : le Thalictrum Cornuti.  Dans son Histoire de la Nouvelle-France, le jésuite François-Xavier Charlevoix copie exactement plusieurs illustrations du livre de Cornuti.

À partir des terres neuves du nord de l’Amérique, une contribution aux sciences médicinales, pharmaceutiques et botanistes finit par gagner tous les pays européens. Elle inscrit l’œuvre d’un modeste apothicaire dans l’ordre de la mémoire du savoir et du développement durable, au service des générations futures.

* * * * *

Cette facette historique de l’apport du Nouveau Monde à l’Ancien Monde est fascinante. Elle n’en demeure pas moins incomplète. On peut croire que les réticences à reconnaître les vertus de plantes étrangères, qu’elles soient de sources culturelle, financière ou scientifique, ont contribué à ces silences de l’histoire. Il en a été de même évidemment pour les savoirs et les croyances d’autres nations d’un autre monde. Pourtant, au début du XVIIIe siècle, un missionnaire jésuite auprès des Amérindiens de Nouvelle-France, Joseph-François Lafitau, écrit :

«la nécessité a rendu les Sauvages Médecins et Herboristes ; ils recherchent les plantes avec curiosité, et les éprouvent toutes ; de sorte que sans le secours d’une physique bien raisonnée, ils ont trouvé par un long usage qui leur tient de science, bien des remèdes nécessaires à leurs maux. Outre les remèdes généraux chacun a les siens en particulier dont ils sont fort jaloux. En effet, rien n’est plus capable de les accréditer parmi eux que la qualité de bons Médecins. Il faut avouer qu’ils ont des secrets admirables pour des maladies dont notre Médecine ne guérit point.»

Cette reconnaissance des usages et de l’apport amérindien est en devenir. On peut tout de même en livrer un petit aperçu :
 
Une espèce d’Amérique, un symbole pour des missionnaires et des Amérindiens

  • En 1635, Jacques Cornuti présente une première illustration de l’apios d’Amérique sous le nom Apios Americana, identique au nom scientifique actuel.
  • Dès 1616, le missionnaire jésuite Pierre Biard avait écrit que les racines de cette espèce « croissent sous terre enfilées l’une à l’autre en forme de chapelet » en Acadie.
  • Le père Joseph-Marie Chaumonot, un jésuite oeuvrant chez les Hurons, révèle qu’une famille iroquoise a adopté le nom de la pomme de terre. Il s’agit de l’apios pour lequel il fournit d’ailleurs une illustration des tubercules reliés comme un chapelet.
  • En 1702, Abraham Munting publie une illustration fidèle de la plante qu’il certifie comme le gland de terre d’Amérique. Il met en évidence avec une élégance artistique la disposition des renflements des rhizomes.

 

Munting, Abraham. Phytographie curiosa… Amsterdam et Leyde, Figure 107. Bibliothèque numérique du Jardin botanique de Madrid.Munting, Abraham. Phytographie curiosa… Amsterdam et Leyde, Figure 107. Bibliothèque numérique du Jardin botanique de Madrid.

Sources bibliographiques

Asselin, Alain, Jacques Cayouette et Jacques Mathieu. Curieuses histoires de plantes du Canada. Tome 1, Québec, Septentrion, en librairie le 18 novembre 2014.

Mathieu, Jacques, avec la collaboration d’André Daviault. Le premier livre de plantes du Canada. Les enfants des bois du Canada au jardin du roi à Paris en 1635. Québec, PUL, 1998.

La vie de Marie Lebrun

La vie de Marie Lebrun

 

Par Bernadette FOISSET
Chercheure bénévole pour la CFQLMC

Marie Lebrun, originaire de Dieppe, paroisse Saint Jacques où elle est baptisée le 3 décembre 1643,  est la fille de Jacques Lebrun et de Marie Michel. Ceux-ci se sont mariés dans la même paroisse les  Bans le 11 juillet 1637. On ne connaît pas la date de leur décès.

Marie est la 5ème de 6 enfants, tous baptisés dans la même paroisse de Saint-Jacques :

  • Adriene, baptisée le 22 janvier 1639, décédée le 12 juillet 1642
  • Marie, baptisée  le 4 avril 1640
  • Nicolas, baptisé le 10 avril 1641
  • Elisabeth, baptisée le 24 mai 1642
  • * Marie fille du Roy, baptisée le 3 décembre 1643
  • Marie, baptisée le 26 septembre 1646.

Orpheline, âgée de 24 ans, Marie part de Dieppe, le 10 Juin 1667 sur le navire le Saint-Louis. Elle arrive à Québec le 25 septembre 1667.

Elle se marie à Montréal le 24 février 1668, avec Pierre Barbary militaire, originaire de Thiviers en Dordogne (24). Ce ménage s’établit à Lachine à l’ouest de Montréal et donne naissance à 10 enfants :

  • Madeleine, née en 1669, mariée en 1684 avec Jean Tillard puis, en 1688, avec André Danis
  • Pierre, né le 25 mai 1672, décédé le lendemain
  • Marie-Madeleine, baptisée le 1er septembre 1673, mariée avec Pierre Jamme en 1689. Il était militaire et absent du village le 5 août (descendances)
  • Marguerite, née le 11 avril 1675
  • Pierre, né le 25 avril 1677, marié en 1701 (descendances)
  • Philippe, né le 7 décembre 1679, probablement décédé vers 1681
  • Marie-Françoise, née le 17 mars 1682
  • Anne, née le 20 août 1684-
  • Jean né le 12 novembre 1686-
  • Marguerite née le 31 mai 1689.

Le matin du 5 août 1689, quelque 1500 guerriers Iroquois attaquent la petite colonie de Lachine. De nombreux colons furent tués ou emmenés en captivité. Parmi eux, la famille de Marie :

  • Anne, âgée de 5 ans, ainsi que son frère Jean âgé de 3ans périssent brulés.

 

Les autres membres de la  famille sont faits prisonniers par les Iroquois.

  • Le père, Pierre, soldat de Carignan, meurt en captivité à l’âge de 38 ans, et la mère, Marie, à l’âge de 45 ans.
  • Pierre n° 2, 12 ans, reste captif jusqu’en 1700 ainsi que Marie-Madeleine 16 ans.
  • Marie-Françoise, 8 ans, est restée en Iroquoisie,  ainsi que Marguerite 2 mois.
  • Madeleine, s’est mariée en 1684 et en 1688. Son mari André Danis est tué sur place.
  • Madeleine âgée de 20 ans, lors de l’attaque, n’a pas été retrouvée.

 

Il est dit que trois enfants ont fait souche en Nouvelle-France.

Dans ce village il y avait d’autres Filles du Roy :

  • Roussel Charlotte, originaire d’Evreux, décédée en captivité.
  • Chancy Marie, originaire de Bourgogne, 32 ans,  non retrouvée.
  • Dodin Anne de La Rochelle, 39 ans, non retrouvée.
  • Marchesault Marie du Poitou, 50 ans,  non retrouvée également.

Les sœurs de Boisandré

Les sœurs de Boisandré

 

Filles du Roy de Basse-Normandie
Danielle Lecampion
Chercheure bénévole pour la CFQLMC

Au XVIIe siècle, la province de Normandie comprenait les régions actuelles de Basse et Haute Normandie, à l’exception du Sud-Est de l’Orne qui faisait partie de la province du Perche.

Pour les trois départements bas-normands actuels, il a été recensé vingt Filles du Roy : dix dans le Calvados, six dans la Manche et quatre dans l’Orne. Parmi elles, les sœurs Catherine et Jeanne-Claude de BOISANDRÉ de la paroisse Saint-Jean de la ville de Caen.

Catherine est celle qui nous intéresse particulièrement aujourd’hui puisqu’elle fait partie du premier contingent de Filles du Roy qui arrive à Québec le 22 septembre 1663 à bord de « l’Aigle d’Or ». Elle est née vers 1643. Elle est la fille de Jacques de Boisandré, sieur de l’Ormelée, écuyer, et de Marie de Vierville ou de Vieuville.

Le 7 octobre 1663, elle passe un contrat de mariage avec Marc-Antoine GOBELIN de Cinq-Mars chez le notaire Pierre Duquet. La cérémonie religieuse a lieu le 20 octobre suivant, célébrée par Henry de Bernières, curé de la paroisse Notre-Dame de Québec. Il est aussi originaire de la ville de Caen et arrivé en juin 1659 avec Mgr de Laval. Marc-Antoine est originaire de Savignies dans l’Oise.

Le couple s’établit à Saint-Laurent-de-l’Île-d’Orléans et n’aura pas d’enfant. Catherine apporte des biens estimés à 300 livres. Elle est rejointe en 1667 par sa sœur et ses neveux Noël et Joseph Rancourt.

Catherine décède le 15 février 1685 à Saint-Laurent. Marc-Antoine se remarie le 21 janvier 1692 avec Françoise Chapelain qui lui donnera deux fils. Il décède le 12 octobre 1699.

La sœur de Catherine, Jeanne-Claude, née vers 1635, épouse Pierre Rancourt vers 1654 à Caen. Deux enfants naissent de cette union : Noël et Joseph. Devenue veuve, elle rejoint sa sœur en Nouvelle-France. Elle arrive à Québec le 25 septembre 1667 avec ses fils.

Le 31 octobre 1667, elle épouse Louis Lachaise, à Québec, après avoir passé un contrat de mariage la veille chez le notaire Pierre Duquet. Pas d’enfant.

Le 15 janvier 1668, elle passe un nouveau contrat de mariage avec Jean LETOURNEAU chez le notaire Claude Aubert. Jean, habitant à L’Ile d’Orléans et tailleur d’habits, est né en 1639 à Amboise, en Indre-et-Loire.  Le couple s’établit à Saint-Laurent-de-l’île-d’Orléans et n’aura pas d’enfant.

Ces informations ont été relevées dans les livres écrits par les Québécois Emile Vaillancourt (La conquête du Canada par les Normands) et Yves Landry (Les Filles du Roy) et sur des sites Internet car aux Archives Départementales du Calvados, les registres B-M-S de la paroisse Saint-Jean débutent en 1669 pour les B-M et en 1668 pour les sépultures.

D’autre part, la famille de Boisandré n’apparaît pas dans les archives notariales répertoriées. Un contrat de mariage des parents et/ou un inventaire après le décès de Jacques de Boisandré nous auraient fourni de précieuses informations. L’acte de décès avant 1667 de Pierre Rancourt n’a pas été retrouvé.

Une mauvaise conservation des archives, les troubles de la Révolution, puis les bombardements importants de juin et juillet 1944 sont à l’origine de l’absence des documents.

Concernant le départ de Catherine en 1663

Cette année-là, Mgr de Laval repart à Québec avec Augustin Saffrey de Mésy, gouverneur de la ville et du château de Caen et nouveau gouverneur de la Nouvelle-France en remplacement de M. Davaugour rappelé en France par Louis XIV.

Avant sa nomination au Canada en 1659, Mgr de Laval a séjourné à l’Ermitage à Caen. C’était un établissement fondé en 1646 par Jean de Bernières près du couvent des Ursulines. Les pensionnaires y vivaient une vie spirituelle intense. L’Ermitage était fortement lié à la Compagnie du Saint-Sacrement.

Le couvent des Ursulines a été construit par Jourdaine de Bernières, sœur de Jean, pour l’enseignement gratuit de jeunes filles de la classe indigente.

Ces deux établissements occupaient tout l’espace entre la rue Surger et la rue Frémentel dans le quartier Saint-Jean où habitait la famille de Boisandré.
On peut penser qu’après le décès de son père, Catherine a été placée au couvent des Ursulines proche du domicile familial, et qu’ainsi elle a pu être « recrutée » pour partir en Nouvelle France.

Sources :

  • Archives départementales du Calvados
  • Cercle de généalogie du Calvados
  • L’histoire des rues de Caen  par Edouard et Régis Tribouillard
  • Henri de Bernières, premier curé de Québec par l’Abbé Auguste Gosselin

Filles du Roy parties de Dieppe : les « Demoiselles » de 1667

Filles du Roy parties de Dieppe : les « Demoiselles » de 1667

Par Romain Belleau
Chercheur en généalogie,
membre associé de la CFQLMC et
membre de la Société d’Histoire des Filles du Roy

Du vendredy apres midy dix sept(ième) j(ou)r de (juin) (mil six cent) soixante sept par-devant Anthoine le Mareschal not(aire) Royal en la (vicomté d’arques et ville) de dieppe et Jacques le doyen  (…), furent p(rese)ntes de(moysel)le Marie de franclieu de(moysel)le Marie lepage de(moysel)le catherine de boillereu, de(moysel)le Catherine de thosterne de(moysel)le Marie angélique portas de(moysel)le M_de Marillac de(moysel)le Marie Symon de(moysel)le francoyse de Conflans de(moysel)le Cilvye Carcireux de(moysel)le Marie le nom manque de(moysel)le Reyne Martin de(moysel)le Marguerite regnault de(moysel)le Michelle Tessieu, de(moysel)le Ursulle Turbar de(moysel)leeslizabet uber, de(moysel)le perrette coulter dabauvourt de(moysel)le lequert de(moysel)le Catherine germain de(moysel)le Marie pasheu de(moysel)le Madeleine grengeon estant de présent en cette ville de dieppe Lesquelles Instruites en requeste de de(moysel)le Catherine francoise desnaquets (rature desnoyers) femme de pierre le petit escuier seigneur de neufville de present habitant en la nouvelle France pays de Canada lad(it)e de(moysel)le de_ present en cette ville (de Dieppe) (soi disant) avoir ordre de sa maieste  pour la conduite de cent filles pour passer avec elle aud(it) pays de Canada ont dit (et attesté) que depuis quelles sont parties de la ville de paris de (ça) quinze jours pour venir en ceste ville (pour faire le dit voyage) elles ont este nourryes (et) entretenues et hebergees  (ce) jusque au jour de leur (arrivée en la dite ville) quy fust le jour du saint Sacrement (dernier) aux frais et (despens) de la dite dam(oysel)le desnoyers [surcharge] et quelle a fourny tout ce qui leur a esté nécessaire et que depuis led(it) jour de leur arrivée ayant demandé de quoy (subsister?) a Monsieur Ca(ullier) commis de Messieurs de la Compagnie dudit lieu de Canada les dites susnommées ont dit leur avoir refuses de quoy subsister (mais) auroit donné ordre à une hostesse de leur fournir les choses à elles nécessaires non pas ce qu’elles disent leur avoir esté accordez par Sa Majesté ce que la dite dam(oiselle) des Naguets leur auroit fait entendre en partant de Paris pour faire led(it) vouy(age) en Canada (…) Disant aussy en oultre lesd(ites) susnommées que ce qui cause le subjet de ce que dessus est par quelque animosité de quelques personnes mal intentionnees a la commission donnée par Sa Majesté à lad(ite) da(moysel)le desnaguets pour empêcher Leur embarquement (es privant de faire led(it) vouy(a)ge (…) lad(ite) dam(oysell)e desnaguets (…) les a traittees avec tout honneur et fidelle(men)t (…) ce quelles ont jure et assurent este veritable laq(ue)lle lad(ite) dam(oysell)e desnaguets a requis de leur bouche (?) … »

Tel est le texte (partiellement lu et déchiffré) d’un acte passé à Dieppe le 17 juin 1667 par des « Demoiselles » qui doivent « passer au pays de Canada ».

Qui sont ces Demoiselles? Quelques-unes de celles qu’on appelle Filles du Roy.

Et qui sont ces Filles du Roy ? Je crois utile de donner quelques précisions pour les personnes qui ne le sauraient pas bien. Je reprends la définition qu’a donnée en 1992 Yves Landry dans son ouvrage intitulé Orphelines en France, pionnières au Canada suivi d’un Répertoire biographique des 770 filles reconnues au cours de ses recherches. (Le livre doit être réédité ce mois-ci.) Ce sont « les immigrantes, filles ou veuves, venues au Canada de 1663 à 1673 inclusivement et ayant présumément bénéficié de l’aide royale dans leur transport ou leur établissement, ou dans l’un et l’autre ». « Présumément »…

C’est Marguerite Bourgeoys, fondatrice à Montréal de la Congrégation de Notre-Dame au Canada, qui a utilisé cette expression pour désigner certaines Filles qu’elle a accueillies et hébergées avant leur mariage. L’expression est créée vraisemblablement sur le modèle de celle d’enfant du roi donnée aux enfants orphelins ou trouvés élevés aux frais du roi.

Les Filles du Roy peuvent avoir bénéficié de l’aide du roi de plusieurs façons : pour l’acheminement vers le port de départ (on le voit dans l’acte de Dieppe que j’ai lu); pour le prix de la traversée ; en bénéficiant d’une dot personnelle (appelée « don du roi » dans les contrats de mariage) ; ou par l’assistance au moment de l’arrivée dans la colonie ou lors de leur installation, comme l’indique l’intendant Jean Talon dans sa correspondance avec les autorités françaises.

De 1663 à 1673, ce sont environ 800 femmes qui sont ainsi venues et se sont mariées au Québec. On les appelle « Mères de la nation » en raison de l’importance que leur arrivée a eu sur l’évolution de la population de la Nouvelle-France québécoise. Ce qui étonne et émerveille chez ces filles et femmes, c’est leur fécondité. Dans leur ensemble les Filles du Roy contractent 892 unions, et donnent naissance à 4445 enfants. Toutes les unions n’ont pas entraîné la naissance d’enfants. Les Filles qui ont des enfants sont plus fécondes que les Françaises du Nord-Ouest à la même époque. Ces dernières ont en moyenne 6,5 enfants, les Filles du Roy 9,1. Et les filles de ces Filles seront encore plus fécondes : 9,5 enfants en moyenne. En 1663, la population de la colonie est d’environ 3500 âmes, et ce sont surtout des hommes : il y a plus de six hommes pour une femme en situation de se marier. Vingt-cinq ans plus tard, on compte plus de 11000 habitants.

Il est donc question de certaines de ces Filles du Roy dans le texte que j’ai lu. Ce document est intéressant à plus d’un titre.  L’acte est connu depuis longtemps, il est cité par Sylvio Dumas dans son ouvrage Les filles du roi en Nouvelle-France, de 1972. Il apporte un témoignage sur le départ des Filles, les conditions dans lesquelles elles sont emmenées au port, l’accompagnement dont elles sont l’objet…

  • Elles sont appelées demoiselles.
  • Elles sont venues en groupe, parties de Paris quinze jours plus tôt.
  • Elles sont accompagnées. On connaît leur accompagnatrice : Catherine-Françoise Desnaguets est l’épouse de Pierre Petit de Neuville ; celui-ci est arrivé dans la colonie en 1645, il se marie en France vers 1646-1647 et revient avec son épouse en 1647.
  • Elles ont eu des engagements du roi (sans doute par l’intermédiaire de celle qui les accompagne, qui les « conduit », dit l’acte) pour ce voyage.
  • Elles se plaignent du mauvais accueil qu’on leur a fait à Dieppe.
  • On les empêche de partir. (Mais on ne sait pas pour quelles raisons.)

Ce qu’on n’apprend pas dans cet acte :

  • On ne sait pas d’où elles viennent.
  • On ne connaît pas leurs parents.
  • On ne connaît pas leur âge.

Mais ces renseignements sont parfois contenus dans les actes en Nouvelle-France.

L’acte de protestation de 1667 va me servir à présenter quelques-unes de ces Filles du Roy, et les caractéristiques de leur émigration.

Leur nombre

Vingt femmes sont nommées, vingt-et-une signent ou apposent leur marque. Le nom de Geneviève Sageot n’est pas cité dans le texte de l’acte de protestation, mais elle appose sa marque. Quatorze sont présentes au Québec ; il y en a donc sept dont on n’a pas la trace dans la colonie. Pour l’une, Marthe de Marillac, on sait qu’elle reste en France puisqu’elle s’y marie en 1673.

Des « demoiselles »
L’acte de 1667 désigne chacune des protestataires par le titre de « demoiselles ». Ce terme apparaît dans la correspondance entre l’intendant Jean Talon et le ministre Colbert pour désigner certaines femmes destinées à la colonie. Colbert propose d’envoyer des « Demoiselles bien nourries et bien eslevées pour les unir aux officiers ensemble par [le] sacrement [du mariage] ». C’est qu’en effet en 1665 est arrivé dans la colonie le régiment de Carignan-Salière ; et c’est la volonté du roi de permettre aux soldats et aux officiers de s’établir. D’ailleurs 400 soldats et officiers choisissent de rester au pays.

En octobre 1667, Talon revient sur le nombre de Filles envoyées cette année-là et il écrit qu’il s’en trouvait quinze ou vingt « de quelque naissance », dont « plusieurs bien Demoiselles et assez bien élevées ».

En 1670, Talon indique encore dans sa correspondance que « Trois ou quatre filles de naissance et distinguées par la qualité serviroient peut estre utilement à lier par le mariage des officiers qui ne tiennent au pays que par les appointements et l’emolument de leurs terres, et qui par la disproportion des conditions ne s’engagent pas davantage. »

Que peut-on entendre dans ces documents par « demoiselle » ? Je reprends la distinction contenue dans le livre d’Yves Landry : ce sont des « filles de naissance » ou plutôt filles de notables, celles dont le père est noble ou bourgeois, marchand, officier militaire, haut fonctionnaire.

C’est la situation du père qui détermine donc ce statut. Dans l’acte de 1667, elles sont huit :

 

Nom Prénom Père, titre, métier, profession
Carcireux  Sylvine  Ecuyer
De Belleau  Catherine  sieur de Contigny, écuyer
De Lostelnau  Catherine  écuyer, capitaine major au régiment des gardes
De Portas  Marie-Angélique  écuyer, gouverneur de la ville de Brie-Comte-Robert
(Maître particulier des eaux et forêts du département de Paris).
Grandgeon  Marie-Madeleine  noble homme et contrôleur en l’élection de Nogent-sur-Seine
Hubert  Elisabeth  procureur au parlement de Paris
Lepage  Marie-Rogère  sieur de la Croix, écuyer
Pasquier de Franclieu  Marie  écuyer, conseiller du roi, bailli et président de Brie-Comte-Robert

On peut noter à partir de ce tableau que Marie Pasquier et Marie-Angélique de Portas (ou Portas) sont apparentées, très certainement cousines.

Et les autres ? Je sais seulement que Marguerite Renaud est fille de vigneron ; j’ai trouvé des actes à Ligny-en-Barrois qui le précisent.

Un autre élément révélateur de la situation familiale de la Fille est le montant des biens qu’elle apporte au mariage : voici le tableau de celles pour qui on a le renseignement :

 

Nom Prénom Biens estimés en livres
De Belleau  Catherine  1000
Lepage  Marie-Rogère  1000
Grandgeon  Marie-Madeleine  500
De Lostelnau  Catherine  400
Turbar  Ursule  300

Les quatre premières sont « Filles de notables », Ursule Turbar non. Et les 300 livres qu’elle apporte représentent la moyenne calculée pour toutes les Filles du Roy pour lesquelles nous disposons du renseignement.

Peut également être considéré le fait qu’elles savent signer ou pas : voici le tableau pour ces Filles de 1667 :

 

Nom Prénom Sait signer oui /non
Carcireux  Sylvine  Oui
De Belleau  Catherine  Oui
De Lostelnau  Catherine  Oui
De Portas  Marie-Angélique  Oui
Grandgeon  Marie-Madeleine  Oui
Hubert  Elisabeth  Oui
Martin  Reine  Oui
Pasquier de Franclieu  Marie  Oui
Turbar  Ursule  Oui

Neuf sur quatorze savent signer, sept « Filles de notables » sur huit.

Ces « demoiselles » – les huit ici reconnues-  étaient donc destinées à épouser des officiers ou des notables. Talon parle d’« alliances avec les officiers ou les principaux habitans d’icy ».

Qu’en est-il exactement ? : voici le nom et le titre ou profession de leur conjoint :

 

Nom Prénom Conjoint: nom, prénom, titre, profession du conjoint
De Belleau Catherine Morin, Jean-Baptiste dit De Belleroche, habitant et bourgeois
De Lostelnau Catherine Denis, Charles, sieur de Vitré, habitant, entrepreneur en pêcherie, écuyer et conseiller au Conseil souverain
De Portas Marie-Angélique Lecomte, Jean, écuyer et notaire
Hubert Elisabeth Bolduc, Louis, procureur du roi à la prévôté de Québec
Lepage Marie-Rogère Thoéry, Roch, sieur de l’Ormeau, écuyer et lieutenant au régiment de la reine
Pasquier de Franclieu Marie Couillard, Charles, sieur des Islets et de Beaumont, habitant, écuyer et seigneur de Beaumont
Sageot Geneviève Adhémar, Antoine, sieur de Saint-Martin, greffier et notaire royal

 

Six Filles de notables sur huit épousent un « notable » (soit 75%) ; et une « non-notable » épouse un notable : il s’agit de Geneviève Sageot.

Les deux Filles de notables qui épousent des non notables sont Sylvine Carcireux et Marie-Madeleine Grandgeon ; la première épouse Antoine Andrieu, habitant ; Marie-Madeleine Grangeon épouse Marin Richard dit Lavallée, habitant « après un délai de plus de 22 mois », comme le fait remarquer Landry dans son livre.

Il n’y aurait pas d’officier dans les conjoints des demoiselles de qualité ? Vérifions-le pour les cinquante-neuf noms d’officiers de Carignan-Salière relevés par Michel Langlois : trois seulement épousent des Filles du Roy ! L’une d’entre elles fait partie du groupe de 1667 : Marie-Rogère Lepage épouse Roch Thoéry de Lormeau, enseigne de la compagnie Dugué, originaire de la ville de Gaillac, évêché d’Albi ; le couple n’a pas d’enfant. Elle se remarie, mais n’a pas non plus d’enfant avec son second mari (qu’elle épouseà 50 ans…). Et elle a déjà 36 ans à son arrivée.

Donc : une seule Fille de l’acte de Dieppe épouse un officier.

Des origines variées
Leur origine varie : cinq viennent de Paris, deux de l’Île-de-France, deux de la Champagne, une du Centre, une de Picardie, une de Bourgogne, une de Lorraine, une est d’origine inconnue.

Autres questions qu’on peut se poser : comment regroupait-on ces Filles ? Comment les demoiselles de l’acte de Dieppe originaires de diverses parties de la France d’alors sont-elles venues à Paris ? Où étaient-elles logées ? Pendant combien de temps ? Nous n’avons pas de réponse à ces questions. Un seul document nous donne une idée de l’hébergement avant le départ : il s’agit de quelques lignes du procès-verbal de la visite que fit l’évêque de La Rochelle au couvent des Filles de Saint-Joseph de la Providence à l’automne de 1667 : l’évêque indique que se trouvent au couvent « quatre demoiselles bien sages [que les sœurs] ont receues depuis peu par les mains des Pères de l’Oratoire et Jésuites pour les instruire et eslever avec cinq autres dans le Canada au premier embarquement ». Nous n’avons pas la liste de ces « demoiselles »; nous ne savons pas si elles étaient de La Rochelle, des environs, ou d’ailleurs.

Une origine majoritairement urbaine

La majorité des Filles du Roy sont d’origine urbaine (63% pour Landry), étant considérées comme villes les communes qui au début du dix-neuvième siècle seront chefs-lieux de département ou d’arrondissement. C’est le cas des Filles de l’acte de 1667.

L’âge moyen au départ

Leur âge moyen est de 24 ans. 90% des Filles du Roy ont entre seize et quarante ans à leur arrivée, ce qui est conforme aux demandes de Talon en 1667. Des Filles de l’acte de 1667, nous connaissons la date de naissance exacte de cinq d’entre elles ; pour les autres la date de naissance est estimée d’après les déclarations de l’âge au mariage, au décès, ou lors des recensements. Voici le détail pour chacune de celles pour lesquelles nous disposons du renseignement, et la moyenne obtenue :

 

Nom Prénom Année de naissance Âge au départ
Carcireux Sylvine    
Conflans Françoise 1649 ca 18 ca
De Belleau Catherine 1639 ca 28 ca
De Lostelnau Catherine 1655 ca 12 ca
De Portas Marie-Angélique 1650 17
Grandgeon Marie-Madeleine 1639 26
Hubert Elisabeth 1651 ca 16 ca
Lepage Marie-Rogère 1635 32
Lequin Elisabeth 1648 ca 19 ca
Martin Reine    
Pasquier de Franclieu Marie 1638 29
Renaud Marguerite 1641 26
Sageot Geneviève 1651 ca 16 ca
Turbar Ursule 1649 ou 1652 16 ca

    
Âge moyen au départ (date de naissance certaine, 5 Filles) : 26 ans
Âge moyen au départ (toutes dates, 12 Filles : 21,3 ans

Des mariages rapides
Les Filles se marient en moyenne dans les quatre mois qui suivent leur arrivée dans la colonie ; dans quatre cas sur dix, l’intervalle entre leur arrivée et leur mariage ne dépasse pas deux mois. L’acte de protestation que nous avons lu en partie est signé à Dieppe le 17 juin. Le 19, deux jours plus tard, Marie Pasquier signe auprès du même notaire à Dieppe une procuration (dont le nom du destinataire est laissé en blanc) pour recueillir en son nom « toutes les successions qui lui pourront eschoir et notamment celle de damoiselle Marie Portas sa mère ». Nous savons donc que le navire n’est pas parti avant ce jour (19 juin). Or le premier contrat de mariage signé à Québec par une Fille de ce groupe est du 30 juillet (le mariage ne sera cependant célébré que le 11 octobre suivant, c’est-à-dire moins de trois mois après l’arrivée). On peut dire aussi que cette traversée a été rapide…

Des conjoints migrants
Les conjoints des Filles du Roy sont en majorité des migrants eux-mêmes, qui sont aussi majoritairement originaires d’une région différente de celle de la Fille. Voici le tableau pour les Filles de Dieppe de 1667 (on notera que deux Filles seulement épousent des hommes nés dans la colonie) :

 

NOM PRENOM Département d’origine Département d’origine du premier conjoint
en Nouvelle-France
Grandgeon Marie-Madeleine Aube (10) Seine-Maritime (76)
Carcireux Sylvine Cher (18) Seine-Maritime (76)
Turbar Ursule Haute-Marne (52) Tarn (81)
Renaud Marguerite Meuse (55) Portugal
Lepage Marie-Rogère Nièvre (58) Tarn (81)
De Lostelnau Catherine Seine (75) Indre-et-Loire (37)
De Portas Marie-Angélique Seine (75) Loiret (45)
Hubert Elisabeth Seine (75) Seine (75)
Lequin Elisabeth Seine (75) Indre-et-Loire (37)
Sageot Geneviève Seine (75) Tarn (81)
Pasquier de Franclieu Marie Seine-et-Marne (77) Québec
De Belleau Catherine Somme (80) Québec
Conflans Françoise Yvelines (78) Charente-Maritime?
Martin Reine    

 
Des orphelines

Toutes les Filles ne sont pas orphelines, loin de là. Yves Landry écrit qu’elles le sont, de père ou de mère, pour près des deux tiers (64,4%). Pour les Filles de notre acte de 1667, nous savons que trois sont orphelines de père, deux orphelines de mère (36%).

 

Nom Prénom Orpheline de père ou de mère
De Belleau Catherine Mère
De Lostelnau Catherine Mère
Carcireux Sylvine Père
Hubert Elisabeth Père
Pasquier de Franclieu Marie Père

 

Leur fécondité

Nous avons évoqué déjà la fécondité exceptionnelle des Filles du Roy ; celle des Filles de l’acte de 1667 ne l’est pas tant que cela : une ne se marie pas, deux n’ont pas d’enfant. Pour celles qui en ont, on arrive à un total de 62 enfants. En moyenne, les treize Filles mariées ont 4,7 enfants, et les onze Filles qui ont des enfants en ont 5,6. Celles qui ont le plus d’enfants sont Françoise Conflans et Ursule Turbar : chacune douze enfants.

Toutes les Filles du Roy ne se sont pas mariées. Parmi les Filles de l’acte de 1667, il y a  Reine Martin.

L’espérance de vie à l’arrivée
L’espérance de vie des Filles du roy à leur arrivée est en moyenne plus élevée qu’en France : de quarante-et-un ans, dépassant ainsi largement celle des milieux populaires français de l’époque. Nous avons vu que l’âge moyen au départ (date de naissance certaine, cinq Filles) est de 26 ans ; mais nous n’avons la date exacte de décès que pour quatre de ces Filles : nous obtenons pour elles un âge moyen au décès de 59 ans, et donc un nombre de trente-trois ans vécues en Nouvelle-France. Si nous considérons l’ensemble des Filles de l’acte de Dieppe de 1667, dates certaines et dates calculées, nous obtenons un âge moyen au décès de 58,7 ans, pour un âge moyen à l’arrivée de 21,3 ans, soit un peu plus de 37 ans vécus dans la colonie, et donc un chiffre en deçà de la moyenne de toutes les Filles du Roy. Celles qui meurent à l’âge le plus avancé sont Ursule Turbar, 87 ou 90 ans, Marie-Madeleine Grandgeon, 86 ans environ, Françoise Conflans environ 79 ans.

Des retours

Certaines Filles sont revenues, sans qu’on en connaisse les raisons précises. Pour les Filles que nous considérons particulièrement ici, il y en a deux : Sylvine Carcireux et Marie-Angélique de Portas.

Les critiques des Filles de l’acte de protestation
Nous avons vu que les Filles de l’acte de juillet 1667 se plaignent du fait qu’on ne leur a pas donné « les choses à elles nécessaires », et même qu’on a cherché à empêcher leur embarquement.

Étrangement, la version n’est pas la même en Nouvelle-France. Dans sa correspondance, l’intendant Talon indique que 84 filles sont arrivées de Dieppe et 25 de La Rochelle et qu’on a laissé entendre à la plupart en France que le roi leur accordait plus de cent écus de mariage : « on a fait entendre à la plus part en France que le Roy leur faisoit plus de cent escus de mariage, particulièrement à celles qui sont de quelque naissance et qui se trouvent au nombre de quinze ou vingt, plusieurs bien Demoiselles et assez bien eslevées ».

Ailleurs, l’intendant parle de « quinze ou vingt [Filles] qu’on dit estre d’assez bonne naissance et qui asseurent avoir esté recommandées par la Reyne et par Madame, ce qui n’a pas empesché qu’elles n’ayent esté très maltraitées par leur conductrice qui leur a friponné la moitié de leurs hardes ».

Il ajoute encore que « les Demoiselles qui sont venues de France cette année [il écrit en octobre 1667] se louent fort du traitement qu’elles ont receu de Mess de la Comp. à Rouen, à Dieppe et en rade, mais elles m’ont fait de grandes plaintes de celuy qu’elles ont receu sur mer ; elles m’ont asseuré que du moment qu’elles ont esté soubs la voile, elles n’ont reconnu ny honnesté ni humanité, dans les officiers de leur bord, qui les ont beaucoup fait souffrir de la faim, en leur donnant qu’un léger repas le matin, et le soir pour souper un bien peu de biscuit sans aucune suite ».

Voilà deux versions totalement opposées. Où est la vérité ? Impossible de le dire avec certitude. Cependant, on ne voit pas bien pourquoi les vingt-et-une Filles qui signent l’acte de protestation en juillet 1667 à Dieppe auraient inventé ce qu’elles racontent ; on n’imagine pas non plus que leur accompagnatrice les aurait laissées faire cet acte sans raison.

On est tenté de mettre en doute la version de Talon, qui écrit qu’il a tout fait pour qu’elles n’écrivent pas à leurs correspondants, ce qui aurait été mauvais pour le recrutement suivant…

Et il conclut en homme galant : « je feray d’ailleurs tout ce que je pourray pour charmer leur chagrin »…

Avant de terminer, je veux donner les noms des « Filles de Dieppe », les Filles du Roy originaires de la ville ; je tire leurs noms de l’ouvrage de la collection Ces villes et villages de France…berceau de l’Amérique française publiée par la Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs. Je veux les nommer, comme le demande Anne Hébert pour toutes les pionnières dans son roman Le premier jardin : « Il faudrait les nommer toutes, à haute voix, les appeler par leur nom, face au fleuve d’où elles sont sorties au dix-septième siècle, pour nous mettre au monde et tout le pays avec nous. »

 

Prénom Nom
Marie Barbant /Baban / Barbary
Marie Bourgeois
Jeanne Dufresne
Marguerite Eloy / Loy / Aubé / Heloy
Anne Godeby
Marie Langlois
Marie Lebrun
Anne Leclerc
Anne Lemaître
Marie-Madeleine Plouard
Catherine Topsan
Cécile Valet

 
11 sont de Dieppe même.
J’ai ajouté Marie-Madeleine Plouard qui est du Pollet.

Conclusion
On trouve des plaques dans les églises de Dieppe en hommage aux familles ou aux pionniers originaires de la ville, les Fortier, les Demers, les Hamel, Nicolas Veilleux.
Concernant la dernière plaque, celle de Veilleux, je veux rappeler qu’elle est aussi apposée à Joinville en Haute-Marne, lieu d’origine de Marguerite Hiardin, l’épouse en Nouvelle-France de Nicolas Veilleux, seul exemple que je connais de cette double reconnaissance…

Aujourd’hui c’est enfin une plaque en hommage aux Femmes Filles du Roy qui sera apposée dans cette ville…

Sources

  • Archives départementales de Seine-Maritime, greffe Le Mareschal, 1667.
  • Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs. Ces villes et villages de France… berceau de l’Amérique française.
  • Gadoury (Lorraine). La noblesse de Nouvelle-France. Familles et alliances. Montréal, HMH, Cahiers du Québec, collection Histoire, 1991.
  • Landry (Yves). Orphelines en France, pionnières au Canada, Les filles du roi au XVIIe siècle, suivi d’un Répertoire biographique des Filles du roi, Préface d’Hubert Charbonneau, Montréal, Leméac, 1992.
  • Langlois (Michel). Carignan-Salière 1665-1668. Drummondville (Québec), La Maison des ancêtres, 2004.
  • Rapport de l’archiviste du Québec, 1930-1931, pour la correspondance de Talon et Colbert.
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