Entre Québec et Canada : le dilemme des écrivains français
Par Gérard FABRE
Gérard Fabre, est professeur et chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales, à Paris. Sociologue, il est entre autres spécialiste de l’histoire intellectuelle croisée du Québec et de la France, il est membre de l’Association internationale des études québécoises.
Depuis plus de deux siècles, à chaque génération, des intellectuels français de tout horizon politique se tournent avec affection vers les territoires et peuples francophones d’Amérique du Nord, les prenant comme sujets de récits ou de réflexions. Cette sympathie peut altérer ou fausser leurs facultés de jugement, elle se trouve néanmoins à l’origine de leur désir de connaître un nouveau monde à la fois familier et étranger. Elle leur permet, dans un élan nostalgique, de conjuguer présent et passé. Si portés soient-ils à l’empathie envers l’ancienne colonie devenue province de Québec, les écrivains français ne développent pas pour autant une vision canadienne exempte de tensions : l’anglophilie, autre constante de cette période chez la majeure partie des élites françaises, vient fréquemment pondérer leur ardeur initiale. D’un côté, ils cultivent la nostalgie du passé de l’Amérique française. De l’autre, ils militent en faveur d’une alliance britannique amorcée sur le plan diplomatique dès les années 1830, au motif de ne pas compromettre le présent et l’avenir de la France. C’est pourquoi la plupart souhaitent concilier dans leur approche et réconcilier dans les faits « les deux Canada ». Ils sont généralement sensibles aux manifestations du nationalisme canadien-français ou québécois, si véhémentes soient-elles, tout en considérant recevables, voire irrécusables, les arguments sur lesquels repose l’unité canadienne.
Entre cœur et raison, entre nostalgie culturelle et réalisme politique, le dilemme des écrivains français n’aura jamais de cesse. Ce dilemme a souvent fait l’objet de constats lapidaires dans les travaux sur les relations entre la France et le Québec. Il reste cependant peu documenté et analysé en tant que tel. C’est à cette tâche que son auteur veut contribuer, en posant quelques jalons explicatifs, en confrontant certaines œuvres célèbres (Le Canada, les deux races ou Arcane 17) à d’autres, plus confidentielles (L’évolution du Canada français ou Canada), sans prétendre toutefois à un éclairage exhaustif. Il s’est demandé notamment si les hésitations et les tergiversations repérables au fil des textes sont les symptômes d’une impossible adéquation des représentations françaises à l’évolution du Québec ou d’une tentative toujours recommencée d’en comprendre les sens contradictoires.
(…)Le principe d’analyse de cette étude consiste à chercher les ressorts de ces œuvres en elles-mêmes, et à examiner comment ces ressorts s’articulent à des contextes et des logiques externes, par exemple l’anglophilie ambiante, sans toutefois s’y soumettre aveuglément.
Au XIXe siècle, Chateaubriand et Michelet ont donné leurs lettres de noblesse aux matrices idéologiques françaises susceptibles de nourrir la compréhension des événements entourant la perte de l’Amérique française : c’est la raison pour laquelle le premier chapitre leur est dédié. Ces matrices présentent certes des versions concurrentes de l’histoire nord-américaine, mais elles s’accordent sur de larges pans, partageant nombre d’interprétations, en particulier celles qui procèdent d’une commune déploration nostalgique. Ces visions voisines, sinon convergentes, ont été reprises presque littéralement par l’ensemble des écrivains et des courants politiques français, qu’ils se réclament de la monarchie ou de la république, de la pensée de droite ou de gauche.
Tous les autres chapitres de l’ouvrage sont consacrés au XXe siècle, jusqu’aux années 1980, à travers quelques générations successives d’intellectuels français : la plupart ont continué de vouer un culte nostalgique aux territoires et peuples francophones d’Amérique du Nord ; d’autres ont, tant bien que mal, pris leurs distances avec ce mode d’intellection. Il s’agit de dix auteurs, de sensibilité conservatrice ou progressiste, représentatifs des tendances les plus saillantes de ce siècle : Ferdinand Brunetière, André Siegfried, Jean-Charlemagne Bracq, Maurice Constantin-Weyer, Maurice Genevoix, André Breton, Jean-Marie Domenach, Michel Tournier, Philippe Meyer et Robert Marteau. La diversité de leurs parcours et des opinions qu’ils expriment à l’égard du Québec et du Canada constitue une garantie pour éviter le risque d’une exploration partielle ou partiale. La société québécoise a été largement révélée en France par ces auteurs. Or beaucoup sont négligés voire oubliés de nos jours. Ils ne pratiquent pas le même exercice : les uns sont chroniqueurs ou essayistes, les autres, romanciers ou poètes. Redonner vie à leurs analyses, c’est comprendre les différentes logiques qu’elles mettent en œuvre : avec le recul se dégagent alors plus nettement leurs forces et faiblesses.
Au regard de ces auteurs, et des voies de connaissance ou de méconnaissance qu’ils ouvrent, il apparaît que l’inclination nostalgique revêt divers aspects, parfois contradictoires : les prismes hexagonaux ne composent pas une image uniforme du Québec en gestation. On peut néanmoins essayer de capter certains traits récurrents. Parmi les représentations françaises du Québec qui dominent le XXe siècle, se détachent deux visions plus ou moins solidaires, où la nostalgie, jouant à la fois comme levier et comme cran d’arrêt, se conforte ce faisant d’un réalisme politique à toute épreuve : l’ancienne colonie est entrée dans une modernité qui échappe, au moins en partie, à sa définition européenne ; cette modernité américaine la place dans une situation de fragilité telle qu’il est vain et malvenu d’imaginer les Québécois se détacher du Canada, dont ils sont partie intégrante. C’est seulement dans la décennie 1970 que cette vision unitaire réaliste sera contestée par des écrivains de la revue Esprit ou appartenant à sa mouvance : ils se montreront non seulement sensibles mais ouvertement favorables à l’idée d’indépendance du Québec, sans se départir d’une certaine nostalgie, mais maniée de façon plus offensive que leurs prédécesseurs.
Pour saisir les conjonctions et les tensions dans les représentations des auteurs français convoqués, ainsi que leur évolution, le cadrage général de l’étude rassemble et recoupe les thématiques suivantes :
- La nostalgie envers la Nouvelle-France et ses potentialités
- La vision croisée du Canada et du Québec à travers le prisme européen
- la perception du nationalisme et du catholicisme
- la présentation des Amérindiens ou leur absence
- les diverses façons de soupeser le poids de la tradition et de la modernité en Amérique du Nord, notamment au regard des États-Unis.
Entre Québec et Canada, Le dilemme des écrivains français
Gérard FABRE
Vlb éditeur, 2012, 176 pages