France-Nouvelle-France, la pharmacie civile et
urbaine au XVIIIème siècle.
Quelques données
par Stéphanie Tésio
Université de Caen
Université Laval
Parmi les institutions civiles introduites dans la vallée du Saint-Laurent, nous trouvons l’ensemble du corps médical tel qu’existant en France au XVIIIème siècle : les médecins, les chirurgiens et les apothicaires. Le médecin s’appuie sur trois actes essentiels qui constituent sa profession : le diagnostic, le pronostic et la prescription. Le chirurgien est chargé de diminuer les fractures et guérir les plaies superficielles du corps humain (c’est-à-dire assurer tous les soins externes). L’apothicaire fabrique, conserve et vend les médicaments prescrits.
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L’objet d’étude de la thèse de doctorat présentée aux universités de Caen et Laval (voir bibliographie sélective) est l’histoire de la pharmacie, et son devenir en tant qu’institution française, dans un contexte et dans un rapport métropole-colonie, où la Basse-Normandie représente une région de la métropole, et le Canada, une des colonies de l’Empire territorial français. Ces deux régions partagent un passé commun : le mouvement migratoire des populations normandes et percheronnes dans le courant du XVIIème siècle. Au climat contrasté, elles ont toutefois quelques caractéristiques géographiques et économiques semblables : zones de plaines et zones vallonnées, élevage et culture, activités maritimes. Par contre, les niveaux de population et sa densité diffèrent considérablement. Nous avons là l’opposition entre un pays vieux, occupé depuis de nombreux siècles, et un pays jeune.
On constate que l’histoire de la médecine connaît un certain développement depuis une trentaine d’années en France avec notamment les publications de Jean-Pierre Goubert, de Jacques Léonard, de François Lebrun, de Brockliss et Jones. L’histoire de la pharmacie a connu un engouement avéré avec l’ensemble des articles publiés dans des revues spécialisées et avec les thèses d’exercice des médecins et des pharmaciens. Notons que la référence principale reste présentement la thèse de Jean-Pierre Bénezet. Du côté canadien, le bilan historiographique est rapide à réaliser. L’histoire de la médecine et de la pharmacie pour les 17ème et 18ème siècles a été étudiée par deux historiens-archivistes selon deux approches spécifiques : Rénald Lessard et François Rousseau. Il est dès lors facile de comprendre que d’une part la pharmacie en tant que sujet connaît des orientations particulières selon les objectifs initiaux des auteurs, n’a pas eu d’étude systématique sur une base comparative. La thèse réalisée propose une telle perspective.
Si des sujets en Histoire proposent au chercheur une ou plusieurs séries toutes prêtes à être consommées et exploitées, ce n’est pas du tout le cas pour tout ce qui concerne l’histoire de la médecine. Il faut étudier toutes les pistes possibles qui offrent un potentiel d’informations.
Pour les sources manuscrites, les quatre grandes familles d’archives nécessaires sont les archives notariales, les registres paroissiaux, les archives judiciaires et les rôles d’impositions. Plusieurs limites existent, les séries d’archives ne sont pas continues et connaissent des lacunes parfois sérieuses, entre autres dues aux bombardements très destructeurs en 1944 en Normandie. Au Canada, il existe très peu de rôles d’imposition, car les habitants n’y étaient pas soumis ; en Basse-Normandie, il n’y a pas de bases de données qui résument ces familles d’archives comme au Canada (« Parchemin » pour les archives notariales, « P.R.D.H. » pour les registres paroissiaux, « Thémis » pour les archives judiciaires). Il faut savoir que le rapport coût-bénéfice lors des dépouillements exhaustifs des archives notariales et des registres paroissiaux qui généralement sont les archives les plus prometteuses a été très fluctuant selon les villes de Basse-Normandie.
La problématique centrale de la thèse est le transfert des institutions françaises, entre un pays vieux et un pays jeune, ici le transfert de la pharmacie française voire européenne (Angleterre). N’oublions pas que le Canada devient colonie anglaise officiellement en 1763. L’intérêt de prendre en compte l’ensemble du XVIIIème siècle permet de voir le passage d’une métropole à une autre. La question centrale de cette problématique est de savoir ce qui est et ce qui n’est pas transposé entre la métropole et la colonie. En ce cas, l’histoire comparative représente le moteur essentiel. Pour ce faire, le plan s’oriente selon trois grands axes de travail : l’organisation institutionnelle de la profession, la pratique thérapeutique, et le niveau social et économique des praticiens de la pharmacie. L’hypothèse de travail suggère que la pharmacie reste dans ses normes en France et en Basse-Normandie. Avec des bases françaises, elle évolue au Canada, dans un contexte nord-américain, en créant sa propre originalité par rapport à la métropole, et ce à cause du degré d’intervention des deux gouvernements (France et Angleterre), et à cause de la densité de population.
Un exemple de différences
La comparaison entre les membres de la profession pharmaceutique n’est pas facile. En effet, dans le domaine civil, les apothicaires sont quasiment les seuls fabricants, conservateurs et dispensateurs de remèdes en France et en Basse-Normandie, accompagné de temps à autres par des chirurgiens autorisés. Au Canada, des nuances plus prononcées apparaissent. De par la faiblesse numérique des apothicaires présents dans la vallée du Saint-Laurent, au contraire des chirurgiens, et le fait qu’ils doivent pratiquer plusieurs métiers pour survivre, les apothicaires et surtout les chirurgiens canadiens sont les principaux fabricants et dispensateurs de soins et de remèdes au Canada.
Reconstituer et comptabiliser les effectifs et la densité est un sérieux défi compte tenu des faiblesses ou des limites des sources. Les totaux proposés dans la thèse sont les plus exhaustifs possibles et donnent un premier bon aperçu de la situation médicale et pharmaceutique de la Basse-Normandie et du Canada au XVIIIème siècle. En Basse-Normandie, avec un total de 1 585 praticiens, les médecins sont 406 ou 25 % du total, les maîtres apothicaires sont 348 ou 22 % du total, et les chirurgiens, les plus nombreux, sont 831 ou 52 % du total. Au Canada, aux XVIIème-XVIIIème siècles, d’après le recensement de Rénald Lessard, avec un total de 544 praticiens, les médecins sont 12 soit 2 % du total, les apothicaires sont 20 soit 4 % du total, et les chirurgiens sont 512 soit 94 % du total.
Un exemple de points communs
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Le point commun majeur entre les deux régions est la pratique thérapeutique : les praticiens de la pharmacie utilisent les mêmes ouvrages et les mêmes théories médicales, les mêmes substances et les mêmes médicaments. Parmi les matières présentes sur les étagères des officines, se trouvent des drogues simples, des drogues composées galéniques et chimiques. Parmi les drogues simples, prédominent les drogues issues du règne végétal. Les drogues des règnes animal et minéral disparaissent progressivement. Parmi les drogues végétales, il faut regarder l’impact des plantes américaines sur la pharmacie française et leur introduction. Dès la fin du XVIIème siècle, les deux plantes les plus connues dans le monde européen occidental sont l’ipécacuana et le quinquina. Au total, dans les inventaires après décès des apothicaires de Basse-Normandie, 2,89 % des mentions des drogues simples et composées sont des plantes américaines y compris les canadiennes. Dans les inventaires après décès des praticiens de la pharmacie du Canada, 4,41 % des mentions des drogues simples et composées sont des plantes américaines y compris les canadiennes. Autant dire que l’impact de la tradition médicale amérindienne et des plantes américaines est quasiment nul sur la pratique de la pharmacie française et même anglaise.
En somme, l’étude détaillée de la pharmacie du point de vue institutionnel, du point de vue thérapeutique, et des pharmaciens dans leur contexte social et économique montre clairement que la pharmacie en tant qu’institution française n’est pas reproduite intégralement dans la vallée du Saint-Laurent. Le système de soins se construit autrement au Canada et crée sa propre originalité par rapport à la métropole. Plusieurs causes expliquent cette situation : contraste entre pays vieux (Basse-Normandie) et pays jeune (Canada) ; poids de l’intervention de l’État et de ses représentants subalternes en Basse-Normandie ; au Canada, volonté des gouvernements français et anglais à ne pas régir les professions médicales ; approvisionnement en matières premières et en livres depuis l’Europe ; contexte de vie différent métropole versus colonie, dont la densité de population. Plusieurs conséquences apparaissent : maintien en métropole du modèle pharmaceutique connu depuis le Moyen-Âge, avec quelques adaptations (études universitaires pour les compagnons apothicaires au XVIIIème siècle) ; une certaine liberté de l’exercice de la médecine en général dans la colonie ; opposition « esprit de corps » et individualisme ; connaissance européenne persistante ; une certaine fermeture à l’égard de l’apport médical américain/amérindien.
Bibliographie sélective :
Bénezet Jean-Pierre, Pharmacie et médicament en Méditerranée occidentale (XIIIème XVIème siècles), Paris, Champion, 1999, 794 pages.
Brockliss Laurence et Colin Jones, The medical world of early modern France, Oxford, Clarendon press, 1997, 960 pages.
Goubert Jean-Pierre, Malades et médecins en Bretagne, 1770-1790, Paris, Klincksieck, 1974, 508 pages.
Lebrun François, Se soigner autrefois. Médecins, saints et sorciers aux XVIIème et XVIIIème siècles, Paris, temps actuels, 1983, 206 pages.
Lessard Rénald, Pratique et praticiens en contexte colonial : le corps médical canadien aux XVIIème et XVIIIème siècles, Québec, Université Laval, thèse de doctorat (histoire), 1994, 795 pages.
Numbers Ronald, Medecine in the New World : New Spain, New France, and New England, Knoxville, the university of Tennessee press, 1987, 175 pages.
Tésio Stéphanie, Les apothicaires de Caen au XVIIIème siècle : organisation de la profession pharmaceutique, Caen, Université de Caen, mémoire de maîtrise (histoire), 1999, 324 pages.
Tésio Stéphanie, Les apothicaires de Basse-Normandie au XVIIIème siècle : étude sociale d’un microcosme, Caen, Université de Caen, mémoire de D.E.A (histoire), 2000, 314 pages.
Tésio Stéphanie, La pharmacie et l’univers thérapeutique en Basse-Normandie et dans la vallée du Saint-Laurent au XVIIIème siècle. Praticiens, organisation, pratiques. Une étude comparative, Caen, Université de Caen, Québec, Université Laval, thèse de doctorat (histoire), janvier 2006, 695 pages.