La généalogie : réflexions sur une pratique culturelle et scientifique
par Fernand Harvey*
fernand.harvey@ucs.inrs.ca
Le Québec partage avec la France une mémoire commune liée à ses origines coloniales qui remontent à l’époque de la Nouvelle-France. Ce lien nous est certes rappelé par l’histoire, mais également par la généalogie. Aussi n’est-il pas sans intérêt de s’interroger sur cette pratique à la fois culturelle et scientifique que constitue la généalogie. Le fondement de la démarche généalogique repose, on en conviendra, sur la recherche des origines et de la filiation des individus et des familles.
La généalogie spontanée
Cette recherche des filiations a longtemps revêtu une dimension spontanée dans la société rurale traditionnelle canadienne-française. On connaît l’importance de la famille élargie de cette époque, alors que la famille dépassait le cercle restreint autour du père, de la mère et des enfants, pour inclure les grands-parents, les oncles, les tantes et les cousins de la première, de la deuxième, voire de la troisième génération. Au cours du XIXe siècle et jusqu’aux années 1930, la connaissance de cette parenté élargie allait de soi. Les filiations pouvaient s’établir de façon relativement spontanée et souvent remonter à trois générations, grâce à la tradition orale et à la mémoire des aînés. Ce sens de la filiation se traduisait souvent dans la façon de nommer les personnes. Un tel était désigné sous le nom d’Alfred à Paul ou de Pierre à André, pour marquer la filiation avec le père. La tradition orale permettait également de se remémorer certains événements du passé liés à l’histoire familiale, notamment à ses membres les plus originaux ou les plus connus. Par ailleurs, les grandes fêtes religieuses ou les réunions de famille étaient l’occasion de renforcer ces liens de filiation dans un contexte de transmission de la culture.
Parallèlement, la pratique des métiers traditionnels d’avant la période industrielle a également permis une transmission de la culture par le biais d’un apprentissage plus ou moins formel. De cette transmission se profilait une filiation : on était souvent agriculteur, menuisier ou navigateur, de père en fils.
Cette forme populaire de généalogie se rattachait à la culture du milieu et sa forme spontanée relevait davantage de l’oral que de l’écrit; elle avait davantage recours à la mémoire des individus qu’à l’histoire, considérée comme la science du passé.
La généalogie savante : de l’illustration à la science et de l’élitisme à la démocratisation
La transmission formelle de la filiation par le recours aux documents d’état civil et aux archives marque une seconde étape dans l’évolution de la pratique généalogique. Elle s’est développée au sein des classes supérieures, parallèlement à la généalogie spontanée des milieux populaires et se caractérise par un double mouvement : celui de sa professionnalisation et celui de sa démocratisation.
À l’origine, la généalogie se caractérisait comme pratique d’illustration. Elle cherchait davantage à justifier la position sociale des grandes familles de la noblesse ou de la bourgeoisie qu’à s’appuyer sur une analyse méthodique des sources. Cette forme préscientifique de la généalogie remonte au Moyen Âge et correspond à l’émergence de la noblesse. Il s’agissait, en somme, de prouver sa filiation afin de justifier son pouvoir politique et sa transmission à ses descendants. Dans ce contexte, le patrimoine familial prenait tout son sens puisqu’on voulait transmettre un nom, un titre, un château et des biens. Les premiers généalogistes ont ainsi été au service du roi et de la noblesse à tous ses échelons. Leur pratique répondait à un triple objectif : rappeler la mémoire glorieuse du passé, s’assurer un capital de prestige pour le présent et orienter les alliances matrimoniales de façon à renforcer la classe noble et éviter les mésalliances avec la bourgeoisie ou les roturiers. La bourgeoisie européenne du XIXe siècle a, par la suite, utilisé une stratégie analogue dans le but de renforcer sa position sociale.
Au Québec, il n’existe pas de noblesse ni de grande bourgeoisie francophone qui remonterait loin dans le passé. On trouve néanmoins quelques grandes familles issues de la classe des seigneurs ou des professions libérales, particulièrement dans le milieu juridique et dans celui du haut-clergé. Les premières études généalogiques canadiennes-françaises se sont donc intéressées à ces grandes familles1. On retrouve, par ailleurs, des traces de cette atmosphère bourgeoise dans l’imaginaire littéraire, particulièrement dans le cas de la ville de Québec. Ainsi, Laure Clouet (1961), une nouvelle d’Adrienne Choquette, évoque le souvenir d’une famille de la Grande Allée qui cherche à maintenir la tradition familiale à travers les générations et qui cultive pour ce faire la connaissance de son arbre généalogique2. Il en va de même du roman de Josée Pratte, Les honorables (1997), alors que le patriarche, un juge autoritaire à la retraite, s’occupe de reconstituer sa généalogie jusqu’à l’époque de la Nouvelle-France, tout en veillant à ce que sa fille n’épouse pas un prétendant qui ne soit pas de sa classe sociale3.
Dictionnaire généalogique des familles canadiennes depuis la fondation de la colonie jusqu’à nos joursCrédit : Bibliothèque et Archives nationales du Québec |
Par ailleurs, le caractère relativement égalitaire de la société québécoise d’origine française, lequel s’explique pour des raisons historiques reliées à la conquête anglaise et à l’absence d’une grande bourgeoisie autochtone, a favorisé l’émergence d’une pratique généalogique assez tôt orientée vers l’ensemble de la population. Le Québec a ainsi pu bénéficier d’une longue tradition de pratique généalogique à la fois populaire et scientifique grâce aux travaux pionniers de l’abbé Cyprien Tanguay, auteur d’un incontournable Dictionnaire généalogique des familles canadiennes (1871-1890)4. Véritable fondement de la généalogie québécoise, malgré ses inévitables lacunes, ce dictionnaire véhicule une double intentionnalité : appuyer la recherche généalogique sur une démarche scientifique austère et rigoureuse tout en contribuant à illustrer la famille canadienne-française, considérée comme la cellule de base de la société, conformément à l’idéologie catholique de l’époque.
Au début du XXe siècle, l’exemple de Tanguay est bientôt suivi par d’autres érudits qui, tels Pierre-Georges Roy, Benjamin Sulte, Édouard-Zotique Massicotte, publient divers travaux de nature généalogique. La fondation de l’Institut Drouin en 1899, s’inscrit dans cette même tendance. Mais ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XXe siècle que la généalogie prend véritablement son essor comme pratique démocratisée au Québec. La fondation de la Société généalogique canadienne-française par le père Archange Godbout, en 1943, marque le début d’un processus d’institutionnalisation de cette pratique. Elle sera suivie, à partir des années 1970, de la publication de divers inventaires et instruments de travail, ainsi que de la multiplication des sociétés de généalogie à l’échelle locale et régionale. En 2005, on pouvait compter une cinquantaine de ces sociétés regroupant quelque 20 000 membres, sans compter 200 associations de familles-souche chapeautées par une Fédération depuis 1983. On estimait alors à plus de 50 000, le nombre de personnes impliquées dans diverses études généalogiques au Québec.
Parallèlement, on observe depuis quelques années, un certain rapprochement entre la généalogie, longtemps considérée comme une pratique d’amateurs, et les milieux scientifiques québécois. L’histoire sociale, la démographie historique et la sociologie de la famille intègrent davantage la perspective généalogique à leurs travaux. De leur côté, les généalogistes cherchent à insérer leurs recherches de filiation dans un contexte historique plus large. Ils amorcent également, quoiqu’encore timidement, une réflexion sur le sens de leur pratique.
L’avenir présente de nouveaux défis à la généalogie. Les nouvelles générations, davantage ouvertes sur le monde que les précédentes, maintiendront-elles un intérêt soutenu pour la recherche de racines associées à l’identité personnelle et collective? La mixité croissante des filiations liée à la diversité des modèles familiaux et à l’accroissement de l’immigration, particulièrement dans les grands centres urbains, aura-t-elle comme conséquence de brouiller les pistes des origines, faute d’une documentation pertinente? Il se pourrait, par ailleurs, que l’intérêt des prochaines générations se porte vers d’autres modèles identitaires que celui des origines historiques.