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Le français du Québec : un arbre de haute futaie

Le français du Québec : un arbre de haute futaie

par Marie-Éva de Villers
Directrice et chercheuse agrégée
Direction de la qualité de la communication
HEC Montréal

 

Le français du Québec, c’est une histoire d’amour et de vie échelonnée sur quatre siècles, l’histoire de francophones dont la fidélité à leur langue, la ténacité à toute épreuve, la détermination sont remarquables.

 

Un grand chêne rouge d’Amérique

 

Il s’agit d’un arbre de haute futaie, pour ainsi dire. Abandonné à lui-même dans les forêts de la Nouvelle-France conquise, il atteint néanmoins des dimensions considérables et survit malgré les vents contraires et les intempéries.

arbre

Cet arbre, c’est le français du Québec.

 

    • Voyez ses racines qui creusent le sol à la recherche de l’humidité et des substances nécessaires à sa croissance, des racines qui servent aussi à le fixer solidement dans le sol, à l’enraciner littéralement.

    • Voyez ce tronc vigoureux au fût très long qui monte vers la cime.

  • Voyez ses branches maîtresses qui se séparent en rameaux, puis en ramilles et se couvrent d’un feuillage foisonnant.

 

Les racines

 

Les racines, ce sont ces mots venus de France; des mots perdus pour la plupart des francophones, mais toujours vivants au Québec, préservés ici malgré le passage des siècles. Citons à titre d’exemples les mots achalandage, avant-midi, bec au sens de « baiser », bleuet, brunante, creux au sens de « profond », croche au sens de « crochu » ou de « malhonnête », fardoche, débarbouillette, écornifler au sens de « épier », frasil, maringouin, mitaine, outarde, piger au sens de « prendre » ou traversier. Ce sont des québécismes issus du fonds français.

 

Le tronc commun immense

 

Le tronc représente l’ensemble des mots que nous partageons avec les autres francophones de la planète, ce tronc commun immense de la langue française.

 

Les néologismes

 

L’une des branches maîtresses regroupe des mots que nous avons créés :

    • afin de nommer des réalités qui nous sont propres (ex. : acériculture, acériculteur, acéricultrice, bleuetière, pourvoirie),

    • afin de nommer de nouvelles réalités (ex. : aluminerie, cégep, cégépien et cégépienne, courriel, motoneige, polyvalente, téléavertisseur).

  • Ce sont aussi des mots auxquels nous avons attribué de nouveaux sens pour nommer une nouvelle réalité ou pour éviter un emprunt à l’anglais (ex. : babillard au sens de « tableau d’affichage », décrochage (scolaire), dépanneur, huard au sens de « dollar »). Tous ces mots sont des québécismes de création.

 

Les emprunts à d’autres langues

 

L’un des rameaux regroupe les mots que nous avons empruntés principalement à l’anglais, mais aussi aux langues amérindiennes et inuites ainsi qu’à d’autres langues : ce sont les québécismes d’emprunt.

  • Les emprunts à l’anglais appartiennent principalement aux domaines politique, juridique, économique et sportif, (ex. : les noms aréna, caucus, chiropraticien, coroner, débenture et mohawk).

  • Les emprunts aux diverses langues amérindiennes sont principalement des noms de peuples amérindiens (ex. : abénaquis; algonquin, attikamek; huron). Ce sont aussi des mots qui désignent principalement des espèces de la faune ou de la flore du territoire (par exemple, achigan, atoca, carcajou, caribou, maskinongé).

 

Des mots demeurés vivants au Québec

 

Un certain nombre de mots venus de France sont aujourd’hui oubliés par la plupart des francophones, mais ils demeurent vivants au Québec et en Amérique française.

Achalandage

 

En 2004, le nom achalandage porte la mention vx pour vieux dans le Petit Robert et la marque Vieilli dans le Petit Larousse. Au Québec, ce nom appartient à l’usage courant et n’est aucunement perçu comme un archaïsme ni comme un mot de registre familier. L’achalandage, c’était selon Littré dans son Dictionnaire de la langue française (1863-1872) : « L’ensemble des chalands ». Qu’est-ce qu’un chaland? C’est un acheteur, toujours selon Littré qui donne comme exemple : « Ce marchand a beaucoup de chalands, de bons chalands. »

Au Québec, le terme achalandage désigne fréquemment l’ensemble des usagers des transports en commun (métro, autobus, train de banlieue). Dans le secteur du transport, il nomme aussi les voyageurs aériens, ceux qui circulent dans les aéroports, les automobilistes qui empruntent le réseau routier. La clientèle désignée par le nom achalandage consomme surtout des biens culturels (musées, festivals d’été, festivals de films, cinéma, théâtre, télévision, librairies), mais aussi des établissements commerciaux (pharmacies, supermarchés, banques, antiquaires) ainsi qu’Internet. Le terme désigne également des utilisateurs de services publics (établissements hospitaliers, salles d’urgence, cabinets médicaux, organismes gouvernementaux, bibliothèques, piscines publiques).

 

Creux

« Je placerai mon affût assez creux dans les joncs, que tu passeras à côté, sans même t’en douter. »
Germaine Guèvremont, Marie-Didace

Dans l’usage courant français d’aujourd’hui, le mot creux signifie « dont l’intérieur est vide » et au figuré, « vide de sens ». Dans le vocabulaire de la marine, le nom désigne toujours la profondeur entre deux lames, mesurée de la crête à la base selon le Trésor de la langue française. Ainsi les navigateurs pourront dire : « une mer d’un mètre de creux ». La locution figurée dans le creux de la vague – qui appartient toujours à la langue courante au sens de « dépression, profonde incertitude » – témoigne de cette acception : « Nous sommes tous nés dans un creux de vague : qui sait l’horizon vrai? qui sait la terre? » (Sainte-Beuve, Volupté, 1834).

 

Lorsque les futurs habitants de la Nouvelle-France quittent leur pays d’origine, le mot creux a la signification de « profond » comme le lexicographe Antoine Furetière en fait état dans son Dictionnaire universel (1690). Il donne à l’adjectif le sens de « cavé en profondeur » et en illustre l’emploi à l’aide de l’exemple suivant : « Plus les rivières sont creuses, plus elles sont navigables. » Près de deux siècles plus tard, Émile Littré consigne encore le sens de « profond » dans son Dictionnaire de la langue française qui paraît de 1863 à 1867, mais cette acception disparaît des dictionnaires français au cours du XXe siècle.

 

Il n’en est pas ainsi au Québec où la langue de la mer conserve son emprise : outre les acceptions du français standard, le mot creux comporte toujours celle de « profond » et les Québécois ne se privent pas de donner à ce mot employé comme un adjectif ou un adverbe sa signification originale.

 

Croche

– Votre garçon? En êtes-vous bien sûr?

– Un exilé qui nous est revenu de Montréal avec des idées croches.

– Le mouton noir de la famille! JACQUES FERRON, Les Grands Soleils

 

L’adjectif croche a été courant en français du XVIe siècle au XIXe siècle. On le retrouve en effet sous la plume de Rabelais : « On a dit ongles croches »; l’auteur donne à l’adjectif le sens de « crochu, recourbé ». Émile Littré répertorie encore l’adjectif dans son Dictionnaire de la langue française au sens propre : « Courbé en crochet. Jambes croches. Genou croche » ainsi qu’au sens figuré : « Avoir la main croche, être d’un naturel rapace ». Cet emploi français ancien s’est maintenu au Québec et demeure courant.

 

Au sens propre, l’adjectif a la signification de « qui n’est pas droit », ainsi que l’employaient Rabelais et Montaigne, mais ce sont les emplois figurés qui demeurent les plus fréquents, emploi à titre d’adjectif au sens de « tordu, tortueux » (ex. : des idées croches) ou emploi à titre d’adverbe au sens de « de travers » (ex. : des chiffres cités tout croche). Le mot est parfois employé comme un nom au sens de « méandre » comme dans la rivière fait un croche.

 

Fardoche

Moi qui suis charpente et beaucoup de fardoches

Moi je fonce à vive allure et entêté d’avenir

La tête en bas comme un bison dans son destin

GASTON MIRON, L’Homme rapaillé

Jeunes arbres dans une forêt de haute futaie ou broussailles dans un terrain défriché, les fardoches – dites aussi fredoches ou ferdoches – peuvent être également des fagots, des amas de petites branches aux îles de la Madeleine. Ce nom est originaire de la Saintonge, ancienne province française correspondant au sud du département actuel de la Charente-Maritime. On en a trouvé des attestations dans bon nombre de documents de la Nouvelle-France. Un acte de vente du Greffe de Me Becquet daté de 1672 décrit un « terrain partie en terres labourables et partie en bois et fredoches ». Dans un texte anonyme intitulé Mémoires sur le Canada 1749-1760, il est question d’un fort « des deux côtés enfermé par de grosses souches et des fredoches qui pouvaient aisément favoriser l’approche de l’ennemi ». Le nom fardoches, ce dialectalisme de la Charente transposé très tôt en Nouvelle-France, s’emploie aujourd’hui dans la langue familière de toute l’Amérique francophone.

 

Maringouin

 

– Il doit bien y avoir quelques moustiques sur ces terrains humides…

– Oh, nous retirons un revenu appréciable de l’élevage intensif du maringouin!

PIERRE MORENCY, Lumière des oiseaux

La ville de Québec vient à peine d’être fondée que Marc Lescarbot publie son Histoire de la Nouvelle-France (1609) où l’on relève le nom maringouin. À la fin du régime français, l’Académie française fait paraître la 4e édition de son Dictionnaire; le nom maringouin s’y trouve répertorié, défini et illustré ainsi : « Sorte de moucheron qui ressemble au cousin, & qui est fort commun dans l’Amérique. Dans ce pays-là on est fort incommodé des maringouins. » Deux siècles et demi plus tard, cet exemple proposé par l’Académie demeure d’actualité pour les francophones d’Amérique. En 1867, Littré juge le nom toujours courant et lui donne le sens propre de « Nom vulgaire de diverses espèces de cousins […] » ainsi qu’un sens figuré illustré par une citation de Beaumarchais extraite du Barbier de Séville où le nom figure dans une énumération piquante des parasites qui importunent les gens de lettres : « tous les insectes, les moustiques, les cousins, les critiques, les maringouins, les envieux, les feuillistes, les libraires, les censeurs et tout ce qui s’attache à la peau des malheureux gens de lettres. » Aujourd’hui le nom est jugé régional. Dans le Dictionnaire historique de la langue française publiée chez Robert, Alain Rey précise que le nom maringouin n’est resté usuel qu’aux Antilles et au Canada.

 

Les Québécois ne peuvent faire l’économie du mot maringouin pour parler de ces insectes piqueurs qui infestent nos bois et nos campagnes; en effet, le terme cousin est inconnu ici en ce sens et celui de moustique, trop imprécis. Il en est ainsi de plusieurs mots de la faune et de la flore qui désignent des réalités qui nous sont propres.

 

Conclusion

 

Les québécismes – ces mots qui nous appartiennent spécifiquement – témoignent à la fois d’une fidélité aux formes françaises des débuts de la Nouvelle-France; d’une vitalité et d’un dynamisme étonnants par la conception de néologismes, de nouveaux mots pour nommer les nouvelles réalités plutôt que par le recours aux mots de langues étrangères; d’une réticence certaine à emprunter des mots directement à l’anglais, sauf dans les cas où le contexte politique, juridique, économique le requiert expressément.

 

Ce bel arbre du français du Québec, qui fait preuve d’un si grand entêtement, qui étend de toutes parts ses racines profondes et ses rameaux innombrables, c’est à nous qu’il revient de l’entretenir soigneusement, de l’élaguer, si besoin est, d’en assurer la croissance et la préservation, de le faire découvrir à nos enfants, aux enfants de nos enfants afin que tous en aient la pleine maîtrise et qu’ils puissent concourir à leur tour à sa pérennité.

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