Mémoire et histoire : un questionnement toujours fécond
Patrice Groulx
Département d’histoire
Université Laval
Il existe un indéniable « devoir de mémoire » qui nous permet, collectivement, de maintenir des liens féconds avec les générations antérieures. Mais la mémoire peut nous faire défaut ou exagérer tel ou tel trait du passé, et c’est à la science historique de corriger ses travers. Pour explorer ce thème, prenons ces trois réalités que sont les contresens de la mémoire de Champlain apparus dans les célébrations du 400e anniversaire de la fondation de Québec, la mémoire et l’oubli qui nichent dans la devise du Québec, et le concept même de « lieu de mémoire ».
Le fantasme de Champlain
Au 400e anniversaire de la fondation de Québec sont réapparus les vieux questionnements sur l’identité de Samuel de Champlain. Était-ce un aventurier, un découvreur, un missionnaire, un fondateur ? Était-il catholique ou protestant ? Était-il le seul fondateur ? Questionnements auxquels on devrait ajouter aujourd’hui : Champlain n’est-il pas aussi un fantasme des gens de pouvoir ?
Ce serait facile à démontrer. La gouverneure générale et le premier ministre du Canada ont déclaré que Champlain était le premier d’une lignée ininterrompue de gouverneurs menant jusqu’à eux. Il faudrait bien s’arrêter à ce que cela signifie : les gouverneurs sont les représentants de la souveraineté royale. Or, cette souveraineté a changé avec la Conquête, elle est devenue anglaise depuis 1763. Même si la constitution de 1982 a créé cette fiction qu’Élisabeth II est, selon la formule consacrée, « la reine du chef du Canada », nous avons une reine anglaise. En somme, si vous suivez ce raisonnement, le Français Champlain est le fondateur de la souveraineté anglaise au Canada… Un pur fantasme.
Comment en est-on arrivé là ? Le vrai Champlain a effectivement joué un rôle de gouverneur. Or, dans la constitution de l’histoire nationale au XIXe siècle, les interprètes du passé travaillaient tous dans l’orbite du pouvoir. C’étaient des érudits consciencieux faisant carrière dans l’appareil judiciaire, étatique et clérical. Ils produisirent une histoire tirée d’une mémoire qu’ils estimaient juste, celle des documents, mais qui collait aussi aux idéologies, aux projets et aux justifications des pouvoirs auxquels ils étaient liés. Pour ancrer la légitimité de ces pouvoirs dans le passé, ils choisirent les meilleurs modèles, et Champlain, naturellement, était de ceux-là. De fil en aiguille, le fondateur de Québec est devenu le fondateur des institutions politiques actuelles. L’absurdité de cette filiation imaginaire devrait sauter aux yeux, mais les fantasmes de la mémoire ont la vie dure lorsqu’ils sont acceptés comme une vérité historique.
La devise « Je me souviens » : Québécois inquiets et Amérindiens refoulés
Soyons quand même un peu indulgents pour la mémoire en nous rappelant qu’elle a été longtemps imbriquée à l’histoire. La devise du Québec illustre bien cette confusion originelle. Dire « Je me souviens », c’est de la mémoire, et non de l’histoire. Dans le phénomène du souvenir, on ne se souvient pas de tout un récit national d’un seul coup, mais d’une ribambelle désordonnée d’événements singuliers ou de personnages qu’on raccorde les uns aux autres. Dans son contexte original, sur la façade de l’Hôtel du Parlement du Québec où elle est d’abord apparue, la formule « Je me souviens » exprime la mémoire de l’Amérique française sur le seul lieu de pouvoir un peu conséquent de la nation canadienne-française devenue québécoise. Elle rappelle l’honorabilité des origines de cette nation, ainsi que la lutte pour reprendre les pouvoirs perdus à la Conquête.
Au Québec, « Je me souviens » est devenu la devise nationale. Pourtant, il y a une autre mémoire que la majorité d’origine européenne a totalement occultée à l’aide de l’histoire officielle, celle de son expérience amérindienne. À l’échelle des tragédies mondiales, l’éradication des autochtones d’Amérique est une des plus graves. Mais parce qu’elle date de longtemps et qu’elle n’a pas toujours pris la forme d’un crime de masse, on pense qu’elle est l’effet d’une disparition « naturelle », l’expression de la dure loi de la lutte pour la vie. Cette opinion commune pouvait se comprendre avant que l’histoire ne s’établisse comme connaissance scientifique et juste du passé, vers le milieu du XIXe siècle. Mais écrite du seul point de vue des « civilisés », l’histoire a organisé l’oubli des autochtones et a contribué à perpétuer des injustices séculaires dont nous ne savons plus comment nous dépêtrer.
L’actualité du lieu de mémoire
Le projet des lieux de mémoire de Pierre Nora avait à l’origine pour ambition d’analyser dans quelles réalités tangibles ou immatérielles s’est formée, sédimentée et retransformée la mémoire nationale française afin de mieux saisir sa persistance et ses résonances contemporaines. « Le lieu de mémoire suppose, écrivait-il en 1992, l’enfourchement [d’une] réalité tangible et saisissable, parfois matérielle, parfois moins, inscrite dans l’espace, le temps, le langage, la tradition, et une réalité purement symbolique, porteuse d’une histoire. […] Ce qui compte pour [l’historien] n’est pas l’identification du lieu, mais le dépli de ce dont ce lieu est la mémoire. […] Lieu de mémoire, donc : toute unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique du patrimoine mémoriel d’une quelconque communauté. »
Défini ainsi, le lieu de mémoire désacralise le passé. Or, c’est lorsqu’elle est mise à distance et objectivée par l’histoire, puis réappropriée par les collectivités, que la « mémoire libère ». Ériger des monuments écrits ou sculptés aux morts, rendre hommage aux disparus nous permet, soit de nous délier du regret de leur survivre, soit de nous encourager à dépasser leur œuvre sans leur porter ombrage. Une mise en mémoire raisonnée nous permet de nous tourner vers le futur sans renoncer à ce qui nous constitue.
Depuis plusieurs années, Pierre Nora s’inquiète, avec raison, de l’instrumentalisation de la notion de « lieu de mémoire » dans l’espace médiatique et politique. Cette heureuse trouvaille a ouvert aux historiens et historiennes de nouveaux territoires d’enquête. Plutôt que de l’abandonner, il faut en approfondir la portée. Cette notion est non seulement un outil d’analyse efficace sur les pleins et les vides de la mémoire, mais un moyen de contrecarrer les mauvais usages de la mémoire en offrant à la société le moyen de comprendre la complexité de ses origines pour mieux dessiner son avenir. Elle permet d’articuler la mémoire sociale, qui est son objet, au savoir méthodique, qui est son moyen, et à la société en projet, qui est sa visée. Elle suppose à la fois le maintien d’une ferme distinction entre la mémoire et l’histoire, la reconnaissance de leur solidarité, et la réaffirmation du devoir d’histoire. Elle permet aussi l’interdisciplinarité, car elle offre un terme commun à des branches et à des acteurs très divers du savoir. Deux exemples actuels montrent éloquemment sa pertinence : l’ouvrage Les traces de la Nouvelle-France au Québec et au Poitou-Charentes, et le projet Ces villes et villages de France, berceau de l’Amérique française lancé en collaboration avec l’association France-Québec. Tous deux ont permis de produire, en articulant le travail de dizaines de professionnels et de bénévoles, des monuments à la fois sensibles et savants aux ancêtres de France qui ont fondé le Québec.
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