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Michel Sarrazin et les orphelins de la mémoire

Michel Sarrazin et les orphelins de la mémoire

 

par Jacques Mathieu
Université Laval

Le contexte du 400e anniversaire de la présence francophone permanente en Amérique du Nord et de la fondation de la ville de Québec invite à porter un regard sur la place accordée aux hommes de science qui ont œuvré en Nouvelle-France. S’il est possible de repérer quelques références historiques les concernant, les mémoires collectives semblent au contraire les avoir relégués aux oubliettes. En effet, à l’exception de Michel Sarrazin et ce, pour des raisons assez particulières, bien peu de personnes pourraient nommer des personnages qui, par leur savoir particulier ou par leurs expériences scientifiques, ont contribué au devenir de l’établissement initial.

Histoire et mémoire

L’acte de commémoration évoque principalement des « premières ». Il valorise au premier chef des personnages et des événements. Il accorde une place prépondérante aux gestes associés à des actes fondateurs. Ces « premières » se réfèrent à une époque dite héroïque, ce qui leur confère habituellement une valeur mémorielle spéciale.

Dans le processus de commémoration, histoire et mémoire sont différemment convoquées. L’histoire rappelle et retrace des faits. Elle propose une reconstruction intelligible du passé. La mémoire, elle, évoque plutôt des représentations d’un passé aménagé, souvent embelli et empreint de sensibilités. Sélective, elle joue un rôle mobilisateur qui vise à ancrer les collectivités dans une référence commune et partagée pour concevoir l’avenir.

Dans l’histoire de la Nouvelle-France, les principaux responsables de la colonie naissante, gouverneurs, intendants et évêques, ainsi que ceux qui se sont démarqués par des actions d’éclat comme les explorateurs, les missionnaires et les militaires ont pour ainsi dire été choyés. Modèles de vie, ils ont été jugés dignes de mémoire. On leur a parfois inventé un portrait ou une apparence. Certains ont été statufiés sur la façade de l’Hôtel du Parlement de Québec. D’autres ont reçu l’honneur d’un monument particulier à un endroit stratégique. L’histoire de leur vie occupe une large place dans les manuels d’histoire. Leur nom est devenu un toponyme courant. Des événements ont rappelé par des manifestations publiques le mérite de leurs actions.

Un rappel des expériences de Michel Sarrazin

 

sarazin

Portrait de Michel Sarazin huile sur toile, anonyme, France début du XVIIIe siècle
 Photo : Idra Labrie

Cette galerie de portraits et de célébrités n’a fait place qu’à un homme de science de l’époque de la Nouvelle-France, Michel Sarrazin. De façon un peu paradoxale, les noms de Français jamais venus dans la colonie, comme Galilée, Copernic, Descartes ou Ambroise Paré, sont davantage connus. Dans la colonie, seul Michel Sarrazin évoque une telle figure de pionniers, même si d’autres avant lui ont occupé des fonctions similaires. Son nom est célébré surtout comme médecin et savant. L’action d’éclat qui lui a valu reconnaissance et renommée provient principalement de la guérison d’une religieuse en danger de mort que l’amputation du sein cancéreux a permis de vivre encore près de vingt années. Cette expertise médicale lui a valu sa notoriété.

L’expression mémorielle la plus manifeste réside sans doute dans la fondation à Québec il y a une vingtaine d’années de la Maison Michel-Sarrazin vouée à aider les gens à mourir dans la dignité et la sérénité. L’Université de Sherbrooke a créé un prix Michel-Sarrazin qui est décerné annuellement. L’Université du Québec à Trois-Rivières a nommé un pavillon à son nom. Subsiste évidemment le nom de la sarracinea purpurea depuis son identification au XVIIIe siècle. Enfin, en 1999, l’Institut de France en collaboration avec l’Académie nationale de médecine, l’Académie des sciences et la Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs a tenu à souligner par une conférence publique au Museum national d’histoire naturelle à Paris le tricentenaire de la nomination de Michel Sarrazin comme membre correspondant de l’Académie des sciences de Paris; un honneur mérité, un anniversaire à célébrer.

Cette conférence a fourni une occasion exceptionnelle pour rappeler l’éventail des expériences de Sarrazin, explorer les significations de cette manifestation commémorative et évoquer le relatif oubli des hommes de sciences dans la mémoire collective au Québec.

La nomination de Sarrazin comme membre correspondant de l’Académie des sciences de Paris relève non pas de sa pratique médicale, mais plutôt de sa contribution à la connaissance des plantes de l’Amérique du Nord. Pendant vingt ans, il a envoyé des spécimens de plantes au Jardin royal des plantes (médicinales de Paris). Il a répertorié et décrit plus de 200 plantes, réunissant ainsi la matière d’un manuscrit qui demeura inédit. Outre son travail comme médecin et naturaliste, il s’intéressa à la minéralogie et à l’anatomie d’animaux, procédant à de nombreuses dissections. Il fit une tentative de semer du blé d’hiver, décrivit l’érable à sucre et découvrit une variété de ginseng. Plusieurs de ses travaux furent consignés dans les mémoires de l’Académie et trouvèrent écho dans le Journal des Savants.

D’autres savants oubliés

Sarrazin s’inscrit dans une lignée de savants naturalistes dont les travaux, pourtant reconnus par l’histoire, sont demeurés méconnus du grand public ou de communautés élargies. Parmi ces oubliés, notons en particulier le précurseur de Sarrazin, Jacques-Philippe Cornuti, auteur du premier livre de plantes du Canada, publié à Paris en 1635, le Canadensium Plantarum Historia, ainsi que le rôle qu’a pu y jouer Louis Hébert (Voir autre texte dans ce numéro). Du successeur de Sarrazin, Jean-François Gaultier, aussi membre correspondant de l’Académie, il ne reste que des documents manuscrits et une plante nommée gaultiera. Par ailleurs, ce Gaultier a créé la première station météorologique, tenant de 1742 à 1756 un journal quotidien des variations de température. Son répondant à Paris, Réaumur, a même conçu à son intention un thermomètre spécial pour les basses températures. Enfin Gaultier s’est intéressé à la minéralogie. Ses envois à Guettard ont permis la publication dans le Journal des Savants de la première carte minéralogique du Canada en 1752. Le gouverneur Barrin de la Galissonnière, gouverneur de la Nouvelle-France et naturaliste averti, s’ajoute à cette liste de membres correspondants de l’Académie des sciences. Pour sa part, l’intendant Claude-Thomas Dupuy, qui avait monté un cabinet de physique, s’intéressait à la mécanique expérimentale. Il a conçu une machine hydraulique, une pompe « à élever les eaux » que les enquêteurs de l’Académie ont également approuvée.

La liste pourrait s’allonger considérablement si l’on y ajoutait des personnages qui ont fait montre de leur savoir-faire dans une grande diversité de domaines. L’ingénieur Jean Bourdon a défini l’unité de mesure pour l’arpentage du pays, tiré les premiers alignements de rues et donc en quelque sorte défini le premier plan d’urbanisme de Québec. Chaussegros de Léry a conçu une grande partie du système de fortification et même rédigé un traité des fortifications. Une plaque souvenir a été récemment dévoilée en son honneur à Toulon. Un autre Toulounais, René-Nicolas Levasseur, a assumé la direction des chantiers de construction navale. Jean-Baptiste Franquelin est considéré comme le premier hydrographe du roi. Lui et ses successeurs ont cartographié l’espace colonial et le circuit de navigation du Saint-Laurent. Dès le 30 novembre 1618, un jésuite observe le passage d’une comète. Nombre d’observations astronomiques ont été relevées par la suite. L’on pourrait également faire référence aux travaux anthropologiques de Raudot et de Lafitau sur les Amérindiens. Et la science des Premières Nations, associée à des savoirs traditionnels, a rarement mérité une adéquate reconnaissance. Les vertus de l’anneda, cet arbre de vie qui avait fait des merveilles en guérissant du scorbut l’équipage de Jacques Cartier, ont été si rapidement oubliées que les équipages de Champlain furent à leur tour décimés par la maladie.

Les réalisations scientifiques trouvent difficilement leur place dans la mémoire des nations. De fait, elles semblent oubliées au fur et à mesure que le savoir-faire concerné est dépassé par une connaissance plus avancée ou par une technique plus performante. De plus, si le parcours de ces personnages civils et scientifiques traduit un mode de penser et une dynamique scientifique sans doute francophones, il comporte rarement un caractère national.
L’œuvre des savants accompagne le cheminement d’une société. À ce titre, elle a valeur de patrimoine. Loin d’être figée dans le souvenir, elle est expression vivante et actualisée de l’évolution des savoirs. Elle constitue une valeur en soi, que l’on visite, que l’on habite et qui nous définit. Fondée sur le savoir et le savoir-faire, elle s’inscrit au registre de la science et au service de l’humanité. En somme, du labeur de ces hommes de science, sont nés les projets qui ont posé des jalons mémorables dans l’histoire de l’humanité.

Les lecteurs retrouveront aussi « des objets spécifiques à l’émergence de certaines sciences ayant changé les façons de faire et surtout de penser : astronomie (globe céleste), optique (microscope), magnétisme (boussole). L’avancement de la médecine est illustré par nul autre que Michel Sarrazin (1659-1734), médecin du roi et botaniste en Nouvelle-France, qui mettait en pratique les nouveaux courants médicaux de l’époque.

L’exposition Trésors du temps de la Nouvelle-France – la collection du Musée Stewart, une incursion dans les XVIIe et XVIIIe siècles français, au Musée de la civilisation jusqu’au 19 octobre 2008. »

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