Relation entre les praticiens et les patients
dans le Perche et dans le gouvernement de Québec :
dettes pour frais médicaux, 1690, 1740, 1770
Stéphanie Tésio
Université de Caen, Université Laval
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Dans un contexte de rapports métropole-colonie, la présente communication explore un des volets de l’histoire médicale : les relations praticiens-patients vues à travers l’exemple des dettes passives pour frais médicaux dues par les clients, et relevées dans leurs inventaires après décès. Cette recherche sur les dettes passives pour frais médicaux s’en tient volontairement à trois moments précis (1690-1700, 1740-1750, 1770-1780), pour les populations du Perche et du gouvernement de Québec. Au terme du traitement des documents, plusieurs questions se font jour :
- Quelles franges sociales de la population font appel aux praticiens ?
- Quels sont les montants dus ? Est-ce une progression lente de l’endettement de la population à l’égard des praticiens ?
- À qui la population fait-elle appel ?
L’article s’oriente vers trois axes essentiels : premièrement, la description des deux régions et de la source prise en compte ici ; deuxièmement, l’étude à proprement parler du contenu des inventaires après décès : les origines sociales et géographiques des défunts, les sommes dues, les prestataires de services médicaux ; et, enfin, le degré de médicalisation des deux sociétés observées.
I. Deux régions, une source d’archives identique
Le choix orienté des deux aires géographiques, le Perche et le gouvernement de Québec, découle du lien passé (plusieurs colons canadiens ont des origines normandes et percheronnes) ; de la présence de centres urbains ayant un niveau de population semblable ; de l’existence d’une zone rurale agricole organisée autour de ces centres ; des recensements déjà effectués des membres du corps médical exerçant dans les deux aires ; d’un notariat analogue, c’est-à-dire présentant comme information dans l’inventaire après décès les mentions des dettes actives et passives des défunts ; et d’une volonté de perpétuer les études comparatives, entre métropoles et colonies relatives aux échanges et aux transferts.
Le dépouillement pour la région du Perche donne le résultat suivant : sont repérés, dans les 33 années, 1 253 inventaires après décès. 133 comportent des dettes passives ayant des mentions de frais médicaux, soit 10,61% du total. Le dépouillement pour le gouvernement de Québec aboutit aux résultats suivants : sur 1 782 inventaires après décès repérés, 181 comportent des dettes passives ayant des frais médicaux, soit 10,15 % du total.
II. L’étude des inventaires après décès
- L’origine sociale et géographique des défunts
Dans le Perche, sur les 133 inventaires après décès ayant des mentions de dettes passives pour frais médicaux, 64 indiquent la profession du décédé. Les 4/5e de ces 64 émanent du tiers état (bourgeoisie urbaine et habitants ruraux). Sur ces 133 inventaires, 82 actes indiquent la provenance géographique des défunts et défuntes : les villes de Bellême, de Mortagne-au-Perche, de Tourouvre et le bourg de Longny. Dans le gouvernement de Québec, sur les 181 inventaires après décès mentionnant les dettes passives pour frais médicaux, 93 d’entre eux évoquent la profession ou le statut du décédé, en provenance principalement de la ville de Québec : tiers état (bourgeoisie et artisanat).
- Les prestataires de services médicaux
Dans le Perche, par ordre décroissant, quelle que soit la période, viennent en tête les chirurgiens, puis les médecins, et enfin les apothicaires (pour une définition de chaque type de prestataire, voir Stéphanie Tésio dans Mémoires vives, no 23, déc. 2007. Les médecins ont plutôt une présence relativement constante au XVIIIe siècle, tandis que les apothicaires font leur apparition dans le dernier intervalle. La présence chronologique constante des chirurgiens s’explique par le fait qu’ils restent les praticiens les plus accessibles en nombre et en terme de coûts de soins prodigués. Au Canada, quelle que soit la période, on constate la croissance numérique des chirurgiens et leur poids relativement important au sein du corps médical, au contraire des médecins et des apothicaires. Ceci prouve qu’ils restent les praticiens les plus nombreux dans la colonie, les plus accessibles géographiquement et pécuniairement, par rapport aux médecins.
- Les dettes passives pour frais médicaux : montants
Pour le Perche, sur les 133 inventaires après décès qui présentent des mentions de frais médicaux, les sommes s’échelonnant entre 10 sols et 747 livres tournois, traduisent des écarts assez conséquents. La moyenne des frais médicaux double entre la première et la troisième période, passant de 9 à 20 livres ; ce qui semble assez raisonnable. Dans le gouvernement de Québec, sur les 181 inventaires après décès qui mentionnent les dettes passives pour frais médicaux, les montants s’échelonnent entre 1 et 900 livres tournois — donc un écart assez important —. La moyenne des frais double entre la première et la troisième période, passant de 42,60 livres à 82,40 livres. Les endettements pour frais médicaux sont globalement forts et élevés.
La tarification des prestations de services médicaux a plusieurs composantes : la saignée, les remèdes administrés et les visites au chevet du malade surtout s’il est éloigné. Par exemple, les saignées coûtent entre une et deux livres tournois sous le régime français, leur prix étant proportionnel à la partie du corps soignée.
III. Deux sociétés médicalisées ?
- Dans le Perche
Le paysage médical percheron présente officiellement au XVIIIe siècle les trois praticiens médicaux civils (médecins, chirurgiens et apothicaires), soit 70 personnes : 9 médecins, 50 chirurgiens et 11 apothicaires. On constate le poids numérique des chirurgiens comparativement aux deux autres professionnels de la santé. La population de l’élection de Mortagne-au-Perche compterait environ 80 101 âmes en 1774, ou 82 349 pour la décennie 1770-1778. Sachant qu’il y a 7 médecins et 22 chirurgiens, le taux de médicalisation du Perche s’élèverait en 1774 à 3,62 praticiens pour 10 000 habitants ; et à 3,52 praticiens pour 10 000 habitants dans la décennie 1770-1778. Cette situation est plutôt favorable et positive, comparativement à la généralité de Caen voisine. Par ailleurs, une étude poussée des valeurs des inventaires après décès du Perche révèle que la valeur moyenne des biens décrits et que la valeur moyenne des dettes passives augmentent durant toute la période. À la question, est-ce que le Perche semble-t-il être plus médicalisé que la généralité de Caen*? La réponse tendrait vers le positif dans la mesure où le taux de médicalisation et la valeur moyenne des biens laissent apparaître une amélioration des conditions de vie tout au long de la période.
- Dans le gouvernement de Québec
La vallée du Saint-Laurent entre 1608 et 1788 compte 544 praticiens qui se répartissent en 12 médecins, en 20 apothicaires et en 512 chirurgiens. Entre 1608 et 1788, le rapport devient entre eux, un médecin pour 42,66 chirurgiens ; et en 1788, un médecin pour 7,4 chirurgiens. La société canadienne est bien médicalisée. Le milieu urbain est quatre fois mieux desservi que le milieu rural au XVIIIe siècle. Mais, avec un appauvrissement progressif de la population entre 1690 et 1750, qui pourrait se maintenir après la conquête en 1760, et avec une pratique régulière de l’endettement, il n’est aucunement certain que la situation économique soit si favorable que ça aux habitants de la ville et du gouvernement de Québec.
En guise de conclusion, même si la métropole et la colonie ont des similitudes avec les institutions présentes sur leur territoire, les contextes de vie distincts induisent des différences relativement importantes. C’est le cas notamment pour tout ce qui concerne l’histoire de la médecine et de la pharmacie à cette époque-là.
* Circonscription administrative financière de la France sous l’Ancien Régime ayant à sa tête un trésorier des finances puis, dans le courant des XVIIe et XVIIIe siècles, gérée par l’intendant de police, justice et finances. Au Canada, il n’y a pas de généralité, mais la population connaît l’administration des intendants de police, justice et finances dont Rigaud et autres personnes qui nous sont familières. À l’heure actuelle, la généralité de Caen recouvre en grande partie le département de la Manche et celui du Calvados; le chef-lieu demeure Caen.
Ce projet de recherches a pu être réalisé grâce au soutien financier de l’Associated Medical Services (Hannah Institute de Toronto). Une version complète de l’article a été publié dans le Bulletin canadien d’histoire de la médecine et sera publié de nouveau sur leur site Internet.
Vous trouverez la version complète de cet article dans le document ci-joint.